Elle, eux, et d’autres

Il faudrait savoir par où ça commence, un sourire, une ride, un regard

– Qu’est-ce que tu fais, tu attends ? Mais ils ne viendront plus maintenant, il est trop tard, tu sais bien…
– Laisse moi, si tu veux partir, va t’en
– Non j’attends avec toi…
– Pourquoi faire ? … Tu dis toi-même qu’ils ne viendront plus
– J’attends… Avec toi…
Je me souviens de ton sourire, je l’aimais tant

Elle est de dos, on ne voit rien sinon son port de tête, ses cheveux, libres, leur teinte, le col de son pull caché sous celui du manteau, elle avance et je suis là, je la suis

D’autres pays, d’autres voies, d’autres lieux – ils sont comme des bêtes, wagons plombés – dehors le paysan, je m’en souviendrai toujours et tous les jours de ma vie, je m’en souviendrai, c’était en février dehors le paysan voit passer le transport, il sourit sous sa casquette et, de l’index tendu parcourant sa gorge, d’une oreille à l’autre, il indique à ceux qui le voient leur avenir

ça n’exprime rien d’autre que ce qu’on ressent, c’est là, dans l’éclat du blanc de l’œil peut-être, le creusement sous la narine, ça ne peut pas mentir

la manière de rejeter ses cheveux, le sourire et soudainement l’apparition de ses dents blanches et régulières, son rire ah oui son rire, elle ferme les yeux sous ses lunettes, elle est assise dans le salon, le fauteuil à oreilles qu’elle a recouvert, retapissé, rajeuni de ce tissu dans les bleus, la qualité de ses vêtements, une bouffée de cigarette, des notes de musique, une chanson

C’était un homme dont le caractère changeait après midi, c’était en dixième, il devait avoir du gris dans les cheveux, habillé comme un instituteur, une cravate sur une chemise de couleur – s’il était doux et compréhensif le matin, une patience en or, une attention suivie et soutenue, après le repas le regard s’endormait figé et le brillant des yeux cessait, les rides se creusaient les poils de barbe même semblaient plus épais et bruts et noircis, la voie s’éraillait et les sarcasmes blessaient les enfants, nous n’avions pas dix ans, il y avait cours de moral, le matin vers dix heures, détente concentration rêve – je ne me souviens plus

« la sua origine d’Africa / la sua eleganza di zebra… »

Ce sont plutôt des sourires qui reviennent, plutôt que des larmes, plusieurs, sur le front ça se creuse, le crâne s’est dégarni et apparaît le ton clair de la peau – quelques tavelures aux mains, cette enveloppe qui ne cessera pas de croître encore et encore, jusqu’à la fin – faire disparaître ces traces, au mieux, l’usage des années et la compréhension de ce passage du temps sur nous et nos joies

je me souviens que je ne savais pas exactement comment ils faisaient mais ils disparaissaient, trois ou quatre jours, de trois ou quatre jours on n’entendait plus parler d’eux et puis, comme un rêve qui se repose une feuille délicate qui tombe doucement, ils étaient de nouveau là, cachemires joailleries parfums lunettes de soleil et soieries – ils étaient de retour

il s’agissait d’un pauvre rêve, ses cheveux bouclés et bruns retombaient un peu sur son visage, tendu, elle se tenait debout devant la fenêtre et gardait ses épaules droites et figées, elle pensait à lui, elle regardait l’esplanade et les feuilles des arbres qui voletaient insensibles et joyeuses, ses bras fermés sur sa poitrine comme si elle souffrait du froid et de la solitude, je ne voulais pas la déranger et faisais comme si je n’étais pas là

parfois ce n’est rien, à peine un léger pincement, rien, et au coin de l’œil cette petite goutte, tu sais comme au son on ne fait pas la différence entre larme et l’arme eh bien c’était là, rien à dire

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end