la fabrique | Écrire l’automne VIII

Lundi

Toujours cet étonnement du refus des élèves à lier le répertoire avec la vie. Je leur raconte ce qui se chante (tu as vu comme elles te parlent là ?), et des têtes apparaissent, des expressions que je les enjoins de mettre dans leur théâtre. La sacralisation leur bouche les oreilles. Lisa, à qui j’ai demandé de jouer un fou rire, le joue. Ça ne marche pas. C’est… dérythmé. Je lui raconte ce qui se passe, je lui dis les mots qu’elle dit. À la demande qui lui est faite de se prononcer sur l’aspect de deux personnes, son personnage répond : ils ont une gueule qui sort de l’ordinaire, véritable antidote à l’amour. Je lui propose de s’imaginer en train de décrire quelqu’un comme ça à la cafétéria. On reprend et puis on s’arrête : ce coup-ci Lisa a un vrai fou rire. « Depuis la cafétéria » pourrait devenir un code de lecture à part entière. Débat aussi avec Léo, qui refuse à son personnage le moindre geste d’agacement. À la place, il en fait un geignard, qu’il déteste. J’imagine qu’un certain fantasme de Mozart en porcelaine-biscuit est à la manœuvre. C’est déboussolant, car Léo est d’ordinaire plutôt dégagé des clichés. Une autre scène de la journée apporte un début de réponse. Aymeric n’arrive pas à faire des silences suffisamment longs dans la scène entre Tamino et le Sprecher. Il me dit : je ne comprends pas à quoi ça me sert. Je lui réponds que ce n’est pas pour son personnage, mais pour l’autre, pour lui laisser le temps. Après quoi, Aymeric n’a plus de problème pour tenir ses silences. Les élèves oublient qu’on ne joue jamais que pour l’autre, qu’on joue tous les personnages sauf le nôtre.

Le soir, j’assiste au zoom de l’atelier de loin. Je n’écris pas ça en ce moment, j’écris ailleurs. Mais je suis contente d’être là, de voir ce qui se passe, d’écrire en direct à certain.es, d’entendre ce petit bruissement de ruche…

Mardi

Réouverture du manuscrit sur la période Balkans du Voyage d’Osmin. Un pull détricoté. Des morceaux épars. Bien loin de ce que j’ai écrit ces dernières semaines et qui me semblait faire tenir ensemble ce qui précédait. Rien de catastrophique, mais le dur du travail, un certain dur — pas celui l’Amnésie de l’Enfance qui me ramène, corde au cou, dans les terrains vagues de la mémoire, pieds nus sur les cailloux, entaillés plus souvent qu’à leur tour par tout le coupant rouillé qui traine dans ces friches —, le dur du redémarrage : la bagnole ressemble à un esquimau abandonné dans le congèle, on pisse sur la serrure de la portière, on a oublié la raclette pour le pare-brise, on bricole avec un vieux magazine et une moufle d’enfant qui dépassaient de l’interstice entre le dossier et l’assise de la banquette arrière depuis le printemps dernier (ça peut toujours servir : la preuve) et on redevient catholique pratiquant au moment de tirer sur le starter. Ce dur-là. Je croule sous la documentation, rien ne va. Je me paye le luxe d’être déçue par Les Kommitadjis d’Albert Londres et Sur la Route du Danube ne m’est d’aucune aide. Dans les deux cas, c’est le style qui (me) coince. Cependant tout ça c’est un peu le petit roman du problème de ces derniers jours : je pourrais écrire en m’accrochant à n’importe quelle phrase qui dépasse, voire en m’appropriant la consigne du voyage de nuit de #Autobiographies 6, ça ferait des pages et des aventures. Je vois bien que ce que je dois faire c’est dégager un plan, un cadre, sinon faute de papier je finirai par dessiner sur les murs, les miens, ceux des voisins… et le Sérail appelle à une clôture. J’ai d’autres choses à faire, que ce long travail a rendues possibles.

Mercredi

Long temps de travail pourle Parlement des Reines. Fouille dans 1001 Opéras avec la joie toujours renouvelée de tomber sur une faute d’orthographe dès la première ligne. Il y a une forme d’écœurement à me retrouver là, au milieu de nulle part dans le cadre familier de la médiathèque. Combien de fois me suis-je assise à ses grandes tables, en face d’élèves concentré.es sur leur partition, ouvrage, dictionnaire, rêverie… ? Au début tout se présente sous un jour usé et las. La vieille face de l’opéra, sa poussière inerte et collante. Pourtant à la fin, nous serons en représentation en salle Fleuret, ébahi.es d’être rendu.es là. Je veux dire que je ne sais pas faire l’économie des impasses, quand bien même je ne les prends plus au sérieux. Elles ont encore un temps. Elles me découragent. Mais je fais les gestes en dépit du découragement : mon corps sait quoi faire. Il faut emprunter les livrets, même s’ils ne seront pas lus cette semaine, même s’ils ne serviront pas textuellement dans le spectacle. Il faut déposer de la matière qui puisse se mettre à murmurer sur mon bureau, sans que je m’en occupe davantage. Ce n’est pas toujours la musique qui vient en premier. Cette fois-ci, c’est la danse (le ballet des reines, construction et reconstruction du protocole) et le théâtre (cette scène de Marie Tudor qu’elles joueront collectivement — scènes 6 à 9 de le Deuxième Journée — à quoi répondra un monologue de dénouement d’une seule — scène 3 de la Troisième Journée —. Je repars avec les trois Élizabeth de Donizetti sous le bras.

Jeudi

Hors le Journal d’un Mot, qui va son petit train, toute l’écriture du jour tient dans un propos de table. Au déjeuner, Romain Dumas, le compositeur m’interroge sur la fin du Sérail. Il me moque un peu. Puis il se rend compte qu’il n’écrit pas plus vite. Je sais que je ne procrastine pas la clôture du Sérail, je ne la Pénélope pas. J’ai à faire. Je compte que cela soit achevé au printemps. J’explique que l’été a été employé développer une prélogie qui tenait jusque là dans la rencontre-sauvetage d’Osmin et de Selim dans une maison sans toit et dans les quelques pages du journal du médecin de la Caravane qui les recueille juste après. Romain se gausse, mais Jean-Philippe sort en champion le sabre laser de Starwars pour justifier mon geste. Georges Lukas avait tout écrit, mais il n’avait pas les moyens financiers de tout réaliser. Alors il a mis la prélogie de côté. Je parle de Monsieur qui est une dame, de ces voyages accompagnés de petits enfants dont on la croit l’ogre. Ces peaux d’ânes puantes seules capables de protéger les périples des femmes.

Vendredi

Je pars pour plusieurs jours. Ce matin, je me suis demandé, une fois encore, pourquoi n’écris-tu pas seulement le Journal d’un Mot et ici, les saisons de son élaboration ? Je ne sais pas. L’engagement que je ressentais envers le moment du Sérail quand j’en ai commencé la rédaction a bien changé. Mais il n’a pas disparu pour autant. J’ai besoin, je crois, de ce grand chantier d’une seule histoire, de tenir tout cela avec moi, dans ma tête, sur l’écran, dans le passé le présent et les futurs incertains, contrepoint nécessaire aux petites cuillères de l’écriture finalement fleuve du Journal d’un Mot. Je pars pour plusieurs jours et je n’emporte avec moi que les journaux d’Antoine Emaz, chargés sur ma liseuse grâce à 

J’ai le décalage du jour férié d’hier. À midi, la semaine à l’air d’être passée à toute allure. Les ajouts aux manuscrits avaient mieux rythmé la semaine dernière. Ce qui montre bien que mon temps d’écriture est tout mon temps puisque ma façon d’écrire en change la perception.

Samedi

On devrait souhaiter à tout homme sensé une certaine dose de poésie. Ce serait le vrai moyen de lui donner de la dignité et de la grâce, quelle que fût sa position.

Voilà ce qu’écrit Goethe et ça fait toujours bien de citer Goethe même si de prime abord, il était pour moi un vieux raseur, mais depuis sept ans nous nous fréquentons assidûment, j’ai appris à le lire et surtout j’ai mis en application sa maxime. On devrait souhaiter à tout homme sensé, il dit Mensch en VO, à tout être humain, bon pas de limite d’âge, ni de genre. Mais encore faut-il être un Mensch sensé, c’est à dire qui a une direction même vague, qui est en chemin. Je ne pense pas que Goethe veuille exclure les fous et les folles estampillé.es tel.les. Je pense qu’il par le des insensé.es, ceux à celles à qui manque le sens commun, le sens du cycle : si vous vous croyez immortel.les, si vous pensez qu’il n’y a qu’une vérité et qu’en plu vous l’avez trouvée, pas rencontrée, hein, trouvée, alors lâchez l’affaire, la poésie ne vous servira de rien. Enfin, une certaine dose de poésie. C’est à dire un poème, pas un concept absolu. Un instant dans une journée. On nous vend constamment ça : les cinq minutes de gym pour rester, en forme, jeune, mince, le quart d’heure de pensée positive qui illuminera notre journée, les dix minutes de pratique quotidienne du japonais, de la bourse, de l’actualité… Une certaine dose a le mérite de ne pas mettre la vie en coupe réglée : une certaine dose diffère selon les personnes, la journée, la saison… Depuis sept ans, je fais ça. Tous les jours, je lis un poème et je le partage comme certain.es d’entre vous le savent. Sur un groupe Facebook et par mail pour ceux et celles qui répugnent à y mettre les pieds. Et plus j’insiste, plus je trouve que c’est effectivement le vrai moyen de me donner dignité et grâce, quelle que soit ma position. Ce n’est pas une ascèse. Mais ce n’est pas un hobby. C’est une fréquentation, et elle induit, comme toute fréquentation une prise de risque. Je lis un livre par jour, un poème c’est un livre en soi. Mais cette lecture m’oblige à réapprendre à lire tous les jours. La poésie permet de regarder le monde avec des lunettes de mots. Nous faisons tout le temps ça. Nous sommes incapables, parlant.es que nous sommes de regarder le soleil sans que le mot soleil se place entre lui et nous. Mais la poésie nous le rappelle. Elle nous oblige à voir les vers et à changer de monture pour chaque poème. Nous faisons semblant pour des raisons pratiques de croire que les mots peuvent être sans équivoque. Mais même dans l’expression : passe-moi le sel ! elles pullulent. Certain.es d’être nous vont sur la mer et leur salle à manger s’emplit d’embruns à cette simple demande. D’autres ont eu une riche éducation judéo-chrétienne aide crainte d’être changé en statue, jette derrière leur épaule le petit reste de sel, une fois leur nourriture accommodée à leur goût. D’autres encore entendent celle, celle qui manque, celle qui a disparu, ou celle qu’on attend… Vous vous imaginez ce qui se passe quand on dit une chose moins anodine, comme : je t’aime. On sait d’où on parle, mais pas où on sera entendu. Ce pourrait être tragique, mais le poème nous le fait accepter doucement, c’est un jeu, une danse, quelque chose oui entre la dignité et la grâce.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

2 commentaires à propos de “la fabrique | Écrire l’automne VIII”

  1. je lis ce journal, comme j’aime cette réflexion du samedi, pensée claire et lumineuse, oui bien sûr la poésie, je ne la fréquente pas assez, j’essaie d’apprendre des poèmes, impression de les désosser, d’en voir mieux les entrailles pour me les mettre dans la bouche, c’est un grand plaisir; en lire un chaque jour est une vraie entreprise, se laisser déboussoler une fois par jour, bravo ! et suis plutôt ébahie par le nombre de choses entreprises évoquées ici !

    • Merci de ton passage Catherine ! Je suis dans le dur de cet exercice du journal. Le temps tire cette semaine où deux spectacles se jouent. Ton message me fait l’effet d’un signal de phare dans la haute mer, d’un appel radio…
      Le par cœur, d’accord avec toi : c’est le meilleur du poème.
      Pour les entreprises, je me suis fait une raison : cette foison m’est nécessaire. Ses temporalités différentes sont mon jardin. Je travaille à en accepter les jachères, les stérilités, les floraisons d’une l’instant d’un redoux au beau milieu de l’hiver…