Ma mer est un poisson

La mer est partie, c’est bientôt la marée basse. J’ai regardé le bateau rouge qui est arrivé hier soir se poser sur ses béquilles, ça m’a fait penser aux vacances, quand on partait avec maman à Chausey. Mais là, la marée elle m’embête, plus d’eau dans les fossés de mon super grand château fort. Ça m’énerve. Je crois qu’il reste un bout de pain et du chocolat dans le grand sac avec les pulls, mes bottes et les vestes. Le chocolat, il est tout froid, tout cassant, je le croque pas, je le laisse fondre dans ma bouche, c’est plus doux que quand on croque et que ça fait des petits bouts, on a pas bien le goût, pour avoir bien le goût faut que ça fonde un peu. C’est bon le chocolat. Je me couche tout étalé sur le dos, avec encore un petit bout de chocolat tout fin collé sur ma langue. C’est comme ça qu’on est le mieux pour se faire un film de nuages. Je mets mes mains sous ma tête pour pas que maman râle trop à cause du sable dans mes cheveux. Mais là, ça vient pas tout de suite, faut que je les regarde bien les nuages pour avoir des images. C’est juste des nuages, un peu rond, pas des longs. J’aime bien les nuages longs, avec le ciel bleu on dirait que c’est des vagues dans la mer, comme si j’étais à l’envers mais quand même à l’endroit, comme si la mer et le ciel c’était pareil, de l’eau et des vagues les deux. Tiens finalement, les nuages tout ronds ça pourrait être aussi des trucs de la mer. Des baleines, des dauphins, des grandes algues pour les gros nuages d’orage, des poissons. Et puis ça se mélange, plein de poissons, des poissons qui font une tête de baleine, avec des yeux, ça devient tout rond, on dirait une tête avec le nez et des cheveux en poissons, en petites sardines toutes brillantes. On dirait une tête de quelqu’un qui serait un poisson…

Le bateau va bientôt se poser, un petit quart d’heure d’avance sur mes calculs de marée. Les béquilles sont bien fixées, bien orientées et avec les nouveaux boulons à ailettes que j’ai mis pour l’intérieur, c’est plus facile de les serrer, ça risque pas de bouger. Reste juste à vérifier qu’il n’y a rien en dessous. Mais elle est vraiment belle cette plage, exactement comme dans mon souvenir, pas de cailloux, ni à bâbord ni à tribord et pas de saletés non plus, pas comme cette fois ou j’ai failli m’échouer sur un vieux pneu ! Pourtant, en été, il parait que c’est bondé. Mais à cette saison, j’ai toute la baie pour moi. Juste un gamin là-bas vers les cailloux qui a construit un château de sable et puis est reparti s’allonger à côté de l’autre personne, assise un peu plus haut avec un livre, sa mère peut-être, ou son père, ou juste un plus grand qui emmène le petit prendre l’air. Mais il faut que je me concentre, que je surveille que tout se passe bien, que je n’ai rien oublié, juste quelques minutes d’attention et je pourrai retourner moi aussi à mon bouquin. Qu’il n’y ait rien sous les sabots des béquilles, rien sous le safran, rien sous le bateau. Pas de trucs dans l’eau. Le sable fait comme des petites vagues, des vagues de sable, sous les vagues d’eau. Les nuages aussi font comme des vagues, des cumulostratus, encore ronds mais déjà bien affutés pour les courses dans le ciel. Ils sont en lignes, comme les vagues qui arrivent sur la plage. Tout le monde fait des vagues, même les petits poissons qui se faufilent encore dans ce qui reste d’eau avant de finir coincés dans une flaque jusqu’à ce que la marée remonte. La mer et ses poissons, la mère et ses poissons, la mère et ses petits poissons, la mère et ses petits, la mère et son petit…

Ça m’énerve ! Pas moyen de me concentrer. Pourtant il faut que je le termine ce bouquin, que je prenne des notes, que je la fasse cette fiche de lecture, avant de rendre le livre à la bibliothèque, je suis déjà en retard, je vais encore avoir une amende, j’aurai pas dû en prendre autant, mais sinon, il faut que j’y aille plus souvent, ça me prend aussi du temps d’aller là-bas. Des fois je crois que j’y arriverai pas à l’avoir ce fichu diplôme. J’aurai pas dû me mettre ça sur les bras avec les horaires de la boulangerie, et le gamin, j’en arrive même parfois à être contente qu’il reparte chez son père à la fin de la semaine. Et là, aujourd’hui, j’aurais le temps, il joue tranquille, il a l’air content, il est juste là, à côté de moi, pas besoin de le chercher, il reste allongé à regarder le ciel. Et j’arrive pas à me concentrer. Trois fois que je relis le même passage sans rien retenir, sans avoir aucune idée de ce que je viens de lire. Mes yeux passent des pages aux vagues sans que j’y puisse quoi que ce soit. Pourtant, les vagues, c’est juste des vagues, en ce moment il n’y a personne sur la plage, personne à part ce bateau rouge qui est venu s’échouer là, sûrement pour être bien tranquille aussi. Pour le reste, juste des vagues. Des vagues de sable, des vagues de mer, des vagues de nuages. Je suis entourée de vagues, mes idées n’arrivent pas à se fixer sur quoi que ce soit, je rêvasse, je flotte, je flotte dans toutes ces vagues. J’ai l’impression d’être un poisson…

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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