La terrasse

la sensation de revenir sur mes pas – il faut revenir sur ses pas – j’ai oublié pourtant mais pas la chaleur des tomettes – aujourd’hui, je les vois plutôt hexagonales mais elles devaient être rectangulaires je suppose – elles étaient rouges elles étaient chaudes au fil séchait le linge – cette ambiance cette chaleur cette joie de vivre

c’était là-haut, troisième étage sans doute – on distingue sur la droite le petit jardin, les arbres, la forme arrondie et noire, c’est le petit bassin, il y avait là une tête de quelque chose – une gorgone, un lion ou un triton, une chimère – qui crachait un tout petit filet d’eau – mais non, de l’eau, non – il n’y a de cela que soixante ans – on avançait en âge, on ne savait pas qu’on allait partir, on ne savait rien sinon que la vie était belle, le soleil chaud et la mer bleue toute la vie, toute la vie

je m’égare – le sol était de tomettes rouges et d’une chaleur insupportable, il devait être quelque chose comme onze heures et demie, on était en maillot de bain et le linge séchait – cette image-là

du linge qui sèche – ces évocations du futur et du cinéma – et il n’est pas question de s’en passer (je ne voudrais pas vous perdre, pourtant) mais non, les tomettes brûlantes, la bassine ou le seau, je ne sais plus, mais ce n’était pas du plastique – le métal était aussi brûlant – les enfants – les trois autres : est-ce moi allongé sur le sol et qui crie ? – les autres qui courent en chantant « au feu les pompiers ! » et qui courent et balancent le contenu tiède sur l’allongé, les rires et le linge qui sèche, tout à l’heure on ira manger en bas, rez-de-chaussée ou on s’en ira dans la quatre chevaux où on tenait à cinq – peut-être, mais on ne passait pas par là

il s’agit du pont du TGM malgré tout, de l’autre côté, là, il est cinq ou six heures du soir sur l’image, on voit les trottoirs bicolores qui n’existaient pas, mais déjà le goudron marquait la route, sans doute le chemin de terre qu’on ne voit qu’à peine à gauche juste dans la lumière du soleil au milieu de l’image, ce chemin était de terre, j’entendais sous les roues de la voiture crisser les petits cailloux, le type était sur son vélo, il portait une chéchia blanche ou une sorte de voile tourné, était-il âgé ou jeune, la voiture passait il était à peu près cette heure-là ? peut-être si on se retourne, tout au bout de l’avenue c’est la plage – aujourd’hui la rue est bétonnée, une impasse, la mer on ne la rejoint pas – il y a toujours-là les petits vendeurs de lampes à huile authentiques du temps d’Hannibal et d’Amilcar, la poussière s’envole au passage des cars de touristes, on allait pieds nus se baigner vers midi, juin « dépêchez-vous les enfants » on se baignait, y avait-il une telle urgence ? le mois de juillet s’entamait, on vivait en riant du jour, la terrasse de la rue du Mexique, la plage de Salammbo (« c’était à Mégara faubourg de Carthage » psalmodierait Gustave) le sable, les cris parce qu’il était brûlant brûlant on courrait, je me souviens de l’eau et des rochers, je me souviens de la douceur des jasmins étaient-ils roses, étaient-ils blancs, fuschias dorés – il y avait l’odeur de la joie et du goudron chaud, à midi ce n’est pas du soleil c’est de la lave, il y avait les rires et les pleurs aussi, le Kram et Dermech, j’ai tout oublié laisse – lorsque sur la moquette bleue gris de la rue F. les deux canapés où on était assis, là, il y avait ma mère, il y avait un monsieur qui achetait la maison, qu’est-ce que je venais faire là, je ne sais plus – on a plus confiance si un homme est là, probablement – cette espèce de regain ou de retour des conventions, le reste du monde, on en était partis depuis longtemps, on en était arrivés à la capitale, on n’en parlait pas alors – il m’est revenu vouloir demander à mes parents, un jour la raison de cette fuite ici, pourquoi pas au Canada, à San Francisco (on ne connaît personne – et le Canada il n’en était même pas question, pas d’allusion, pas de réminiscence)- là-bas c’était un royaume sans doute – la bonne qui vivait plus haut dans le village, une incisive d’or à son sourire m’appelait monsieur riche, ma tante (celle qui plus tard, dans son appartement de la via Veneto ou Gabrielle d’Annunzio – ça dit bien ce que ça veut dire – mangerait des pâtes « sans beurre, c’est aussi bon ») m’appelait pierre le grand – il y avait aussi cette terre de Montcizé, rouge rousse ou brune, les oliviers et les vignes, il paraît que l’endroit est transformé en prison – ils vivaient là – mon oncle, sa femme – la longue allée bordée de je ne sais quels arbres haute futaie pourtant, je me souviens du chien qui se nommait Dick ou Rex ou quelque chose, la trouille, la poussière, rouge dans la maison, les escaliers et au milieu d’eux cette porte ronde, petite qui donnait dans une espèce de grenier – dans les blancs, dans les crèmes – plus tard, bien plus tard à Gênes dans la pension de la via Caffaro, une sorte de merveille de la même eau mais colorée – ce marbre, conglomérat, quelque chose doux et frais aux pieds

5 Gênes 1

la suite Napoléon, les rires et les joies des voyages, reconnaître des inconnus, je me souviens de la terrasse de Cava d’Aliga (c’est en Sicile, à une encablure) – elle donnait sur la mer au loin – elle n’était pas chaude, cette terrasse

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je m’y retrouve, c’est en haut, je ne sais plus très bien comment on y accède – c’est en haut, ça n’a pas de pente c’est juste accroché au ciel

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

10 commentaires à propos de “La terrasse”

  1. ah la la (toujours le même effet ces mots, le voyage que ça fait aussi pour nous dedans)

  2. merci de nous les rendre nos pays du sud et leurs drames et peines, et leur beauté
    (ça y est je peux vous lire… m’en vais chez Christine et puis continuerai, mais je savais bien que ça me manquait ce texte)

  3. Je retrouve des respirations de vivants avec cette brume de chaleur -souvenirs que le sol exhale… Merci pour ce texte en lecture !

  4. Tombée « sur » votre texte, tombée dedans, emportée… Le Boukornine (si je ne me trompe) a capté mes yeux et vos mots que je connais déjà mais là, si envoûtants…

    • content que vous vous y retrouviez – car vous y êtes (oui, c’est le Boukornine, oui)…