#voyages #05 | L’autre voyage

L’asile 

L’ours bleu 

La baleine 

Le zèbre

L’agneau mystique 

Le bal infernal 

Il avait vanté les haltes du voyage. L’Italie, Sienne, Venise… Mais elle connaissait l’oiseau et sa chanson déjà, déjà à ce moment-là, oui, et elle n’avait pas là une fameuse connaissance. Les départs du centre de la France vers onze heure du soir pour rallier Amsterdam, rasé de près pour le rendez-vous de dix heures tapantes le lendemain. Entre les deux une nuit de bagnole à n’en plus finir, à croiser des phares perdus en sens inverse sur l’autoroute, avant de s’anéantir dans un cinq étoiles des abords de la capitale où il pouvait dormir comme un plomb dans un king size bed pendant les deux heures et trente minutes qui restaient avant de passer en fanfare au matin. Elle s’en était traîné des tristesses et des maux de ventres, ces lendemains de raids, tandis qu’il brillait dans les salons, increvable, remonté comme un coucou par cette vie à l’arraché. Alors qu’il essaye de lui vendre le grand retour au pays par ses haltes, l’Italie, tu verras, Sienne, Venise… Il n’y avait rien à vendre. Elle avait donné sa parole de l’accompagner longtemps avant, longtemps avant d’être désillusionnée. Elle s’était promis de voir ça : le retour après vingt ans d’absence, vingt ans d’ouest. ça paierait largement la peine. Et il y en aurait. Arrivé en Italie, il aurait crevé les chevaux sous lui dans un autre siècle. Après quinze heures de route, auxquelles la nécessité avait péniblement arraché trois pauses de station essence, où il fallait pisser vite, comme si la voiture risquait de repartir sans eux, jeter dans des petits paniers de métal des sandwichs en plastique saisis à l’aveugle dans des bacs réfrigérés et payer tout ça, pisse essence et bouffe, avec un billet dont il n’attendait pas la monnaie, après quinze heures d’autoroute sans un mot, il déclarait forfait. Cela faisait déjà trois bonnes heures qu’elle se tenait prête, certaine qu’il allait les envoyer dans un arbre plutôt que de retourner au pays, au pays tant désiré de loin et tant haï, qu’il allait les envoyer dans un arbre avec leur histoire d’amour déglinguée, dont il ne restait plus que ce pacte ancien : “Si tu rentres, je serai là, je ferai le voyage avec toi”. Ils ne trouvaient pas d’hôtel dans la ville italienne, ni Sienne, ni Pise, ni tu verras, où ils dérivaient. Il s’impatientait, mieux aura valu reprendre la route, elle savait qu’il en était capable, de conduire jusqu’à crever les chevaux de la mercédès. Elle lui avait trouvé l’allure d’un roi tzigane avec ses montagnes de monnaie de tous les pays du monde, posées sur les bord de fenêtre de son appartement. Les poignées qu’il en fourrait dans ses poches avant de sortir, sa façon de donner à tous les pauvres qu’il croisait… Il allait les mettre dans un arbre, ou dans un ravin, on ne peut rien contre la fatalité : ce type avait le visage de sa mort et réciproquement. L’hôtel était miteux. Il aurait voulu acheter le plus cher, comme il en avait l’habitude, compenser encore, l’absence de tout par la finesse des draps, par la largeur du lit, par l’épaisseur de la moquette. Mais il n’y avait pas, là,moyen de donner le change et ça n’avait plus d’importance :  ils auraient oublié la chambre avant même d’avoir repris l’autoroute. Au réveil, elle était furieuse, comme lui, elle était prête pour le ravin, l’arbre… Ils n’avaient pas déjeuné. Ils s’étaient aspergés d’eau froide, comme dans les toilettes des restoroutes. Et ça avait encore duré, cette misère de brutes, cet acharnement , mais côte à côte : une course où ils se seraient affrontés. Elle avait quitté la place de la morte et celle du copilote. Sans bouger de son siège, elle y serait avant lui, elle lui grillerait la priorité sur son grand retour au pays natal, elle ne demanderait plus à s’arrêter, elle voudrait plus encore que lui, arriver là-bas, le plus vite possible, dans cette ascèse de la terreur qui brûlait tout sur son passage. Par un jeu des contraires, il proposa de s’arrêter à Pise, ou à Vérone, parce qu’il fallait voir ça, à ce qu’on disait et qu’elle aimait le théâtre et les choses penchées. Elle répliqua que c’était au sujet de Naples qu’on disait ça. Ils s’arrêtèrent tout de même. Traversèrent une foule où leur épuisement féroce leur donnait l’impression de flotter en sens contraire dans un bouillon de culture. Ils marchaient là comme dans un temps différent (eux seuls présents à l’indicatif tandis que tous les autres se seraient promenés dans le conditionnel ? Tous les autres auraient eu le choix, alors qu’ils se sentaient cloués à cette pause, dans cette errance de fin de matinée par une fatalité implacable), faits d’une matière différente, (de pierre ? de plomb ?) au milieu des touristes en barbapapa. Il lui proposait des glaces, des cafés, du chianti. Il parlait la langue apaisante des duty free d’aéroport sans s’apercevoir qu’ils n’étaient plus dans un de ces espaces parfaitement conformes, mais dans une ville, assaillie de péquins à appareils photos, certes, mais où des gens vivaient et vaquaient à leur petites affaires sans se soucier de lui vendre quoi que ce soit, ni de lui être agréable, de cette façon qu’il exigeait et méprisait d’un même élan. Elle n’avait pas faim, ces étapes lui rappelaient un autre séjour en Italie, autrement désolé, dont elle gardait le goût aux lèvres, des années après, d’une honte terrible. Elle ne voulait plus remettre les pieds dans cet assouvissement, dans cette rage docile qui avait été la sienne. Ils reprirent enfin la route et ne s’arrêtèrent plus jusqu’à ce que l’extrémité de l’Europe de cette époque ne les arrête. Il y avait là une frontière. Des heures d’attente pour les voitures, des jours pour les camions. Des gosses jouaient entre les bagnoles comme dans un parc d’attraction, d’interminables parties de douaniers et de voleurs. Leurs parents grillaient des saucisses sur des barbecues de fortune. Ils sortirent de la voiture, s’étirèrent, et se regardèrent en souriant par-dessus le toit. Trêve. 

#3

Un soir ou un autre, la portière s’ouvre et c’est Porto. Si tu déchirais ton passeport en petits morceaux et le jetais dans les toilettes de l’hôtel aux meubles de bois sombres et aux murs tout blancs, personne ne te retrouverait. Pendant dix ans, l’instant te hante, mais la peur d’avoir été jouée (simple victime d’une illusion d’optique) et de la déception, plus cruelle qu’une amitié trahie, de le constater de tes propres yeux, te tiennent si loin, si proche, dans l’obsession de cet instant et dans l’interdiction d’un retour. Finalement, quand tu descends seule de l’avion, tu mesures ton erreur : pendant toutes ces années tu croyais t’être imaginé cette autre vie possible, alors que tu l’avais simplement imaginée. Le décalage semble mince ? Pourtant un monde tient dans cette distinction, un monde habitable, qui t’attend à chaque coin de rue en pente, dans le vieux tram citadin qui pousse jusqu’à la mer, dans la tranquillité terrifiante du Douro figé sous l’arc immense du Pont Dom-Luis, dans l’empilement des crânes tenant les murs d’une petite église de laquelle on ressort de l’autre côté de l’Atlantique… — Un monde hors de portée de qui te poursuivrait et le conditionnel paraît à tes yeux de moins en moins justifié, à mesure que passent les années —.
Depuis, le scénario se répète, à l’Est, dans des trains qui ne mènent qu’à eux -mêmes, et qui sème ta vie officielle avec grâce, au profit d’autres, possibles, enfin et à nouveau. Des vies apparemment vides, où le temps lui aussi profite du déguisement d’un horaire pour ne plus rendre de compte à personne, et sa valise reste à quai ou s’égare dans d’improbables correspondances, tandis qu’il dort dans le compartiment désert d’un wagon de première classe sans autre confort que la tranquillité.

#2

En été, l’aube est un jeu d’enfant. Elle ne voit personne sur le quai. Peut-être est-elle la seule passagère du train. La seule qui reste, après la dizaine d’arrêts qui ont scandé la nuit, ses paupières s’ouvrant comme un store pour chacun, le jet de lumière orangée des sodiums comme fond d’œil entre deux rêves qui ne ressemblaient pas à ceux du sommeil, mais plutôt à une errance, à un vagabondage de libre association, à ces courses grisantes entre les boutons d’or dans le pré en pente près de la rivière… Le peu qu’elle a emporté, elle le laisse dans une consigne à pièces, une consigne à clé. Elle quitte la gare les bras nus, un vague sac de plage sur la hanche. Il est encore trop tôt pour ne pas frissonner, mais c’est comme ça qu’il faut se montrer si on veut ne rien manquer du soleil qui se lève sur la terre. Elle emprunte le chemin dont on lui a parlé, celui qui de la gare, longe le parc et la mer en contrebas. Il y a un char, un char d’assaut, il n’apparait pas dans la brume, l’air est presque sec, il se découpe très nettement sur la hauteur. Ce n’est plus qu’une boîte de conserve, et à l’intérieur il doit sentir ce que sente les vieilles boîtes de corned-beef mal vidées, mais vu de loin, il ressemble à ces miniature de guerre que les adultes collectionnent pour reconstituer telle bataille, la refaire, l’amender, jusqu’à ce que mort s’ensuive. La montée en pente douce la réchauffe. Les oiseaux font à cette heure plus de bruit que la ville. Les immeubles en bordure du parc se tiennent bien tranquilles. une voiture passe de loin en loin, qui file vers le port, dans le sens inverse. Elle va marcher jusqu’à la petite place où on l’a emmenée la première fois qu’elle est venue dans cette ville, dans ce pays. Elle va s’asseoir au pied de l’hôtel dont elle croira longtemps qu’il porte en hommage le nom du long retour d’Ulysse dans sa patrie. Une meute de chiens sauvages court dans sa direction, s’ils n’étaient pas tant faméliques, elle aurait peur, s’ils ne couraient pas aussi vite, elle s’immobilise, figée sur le chemin comme le char sur le petit monticule de gazon à sa gauche, les chiens la frôlent, elle garde les yeux fixés sur le camouflage du char. Elle se retournent pour les regarder s’éloigner. Où vont-ils ainsi? Son ventre gargouille, elle presse le pas vers le premier café de la journée, grec, ici on ne dit pas l’autre nom, mais il est inscrit dans la tête qui dit dodeline toujours de droite à gauche pour dire oui, et surtout dans le geste franc du menton qui se lève pour dire non. Elle peut en boire tout le jour sans trembler, en été, la chaleur le fait passer, ou la mer, ou la langue… Une colonnade en hémicycle délimite la place et l’entrée du parc. Quand elle l’a vue la première fois, elle s’en est moqué de ce faux vestige, elle l’a méprisé cette colonnade en béton au milieu des restaurants espagnols, italiens ou américains et des marchands de ballons et d’huile solaire. Dans la lumière du petit matin, elle prend la mesure de sa méprise : rien n’empêchera la Thrace, ici, son espace et son temps.

#1

La veille du départ, ils allaient dormir près des terrains. Que leur fallait-il apprivoiser au juste ?  Se représentaient-ils les avions comme de gros oiseaux taciturnes et farouches qui, approchés trop vite, les auraient plantés là, décollant avant l’heure ? Ou bien les aéroports étaient-ils pareils pour eux à des temples, abritant d’antiques divinités dans leur modernité de façade, qui auraient réclamé d’une voix terrible d’infra-basse, d’eux seuls audible, des ménagements, des préséances, douze heures au moins de présence dans leur aire, pour accéder au vœu du voyage ? Lequel d’entre eux avaient instauré cet usage, voilà ce qu’ils ne savaient plus. Mais immanquablement, ils passaient, ensemble ou séparément, la nuit précédent le départ dans un des hôtels prévus à cet unique usage et qui environnent les aéroports du monde entier, avec leur petite navette, marqué au chiffre de leur chaîne, armoiries dérisoires, collées sur un minibus jusqu’au prochain rachat par un autre groupe du même acabit, et qui leur ferait faire, au petit matin, les derniers mètres qui les séparaient de la zone d’embarquement. Il n’y avait rien à faire, dans ces gîtes d’âmes en instance. Manger des choses emballées qui sortaient d’un distributeur placé bien en évidence à l’extrémité de chaque étage, et dont ils faisaient un pique-nique d’anniversaire pour les enfants qu’ils avaient été, sur la grande couette immaculée de ce lit toujours trop grand pour la sale petit nuit qu’ils dormiraient, dans l’attente de la sonnerie des réveils, car il en fallait au moins deux pour pouvoir faire semblant de bien dormir quelques heures, se dire qu’ils ne risquaient rien, qu’ils avaient déjà volé et que jamais l’avion n’était parti sans eux, ou à la rigueur lors de correspondances compliquées et, ma foi, ce n’était pas de leur faute, une avarie de moteur n’étant en rien comparable à une panne d’oreiller. D’autres fois, ils dînaient au restaurant de l’hôtel, quand un tel lieu existait, et alors on leur servait des choses déballées sorties d’un autre distributeur, dans une salle éclairée comme le hall voisin de l’aéroport et ils se réconfortaient de la pauvreté de la chair en laissant traîner leurs oreilles dans les sonorités cosmopolites de la salle, comme on sauce son assiette en s’étonnant de l’assaisonnement. Ils étaient rares qu’ils partent ensemble passé cette nuit et l’un d’entre eux resterait dans l’aéroport tandis que l’autre s’envolerait le lendemain. C’était aussi simple que de s’accompagner à la gare, mais cette nuit dormir loin de chez eux, loin de leur lit, les plongeait à chaque fois dans une grande perplexité. Ils avaient le sentiment qu’ils auraient dû faire quelque chose, quelque chose de particulier dans cette chambre d’hôtel, dans ce grand lit étranger, tout en étant incapables de dire quoi. Parfois, cette impression les secouaient au point qu’ils passaient les quelques heures horizontales blottis l’un contre l’autre, mais le plus souvent, elles les désarmaient au point qu’ils n’arrivaient même plus à se retrouver dans le lit royal et la solitude les terrassait. Ils dormaient alors, d’un sommeil dur et plein de larmes rentrées et quand leurs réveils sonnaient, à quelques minutes d’intervalle, ils ne savaient plus si la séparation qui s’annonçait les soulageait ou les peinait davantage. Ils se débrouillaient cependant pour rester l’un à côté de l’autre dans la navette, quitte à ne pas s’asseoir. Ils se faisaient la conversation et il était question du gobelet de café qu’ils trouveraient de si bonne heure et d’une chanson qui les amusaient encore après tant d’années.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

Un commentaire à propos de “#voyages #05 | L’autre voyage”

  1. Etonnant comme tu réussis à faire de la mythologie avec la banalité de notre monde aéroportuaire.