le double voyage | Prologue

J’ai oublié ce qu’il s’est passé dans ce bar du Golden Gai que j’ai trouvé en pataugeant longtemps dans les douves de taule de Shinjuku,

oublié ce que ça faisait d’attendre les échos du Mellah qui viennent à Tinghir avec le vent du soir,

j’ai passé la nuit à chasser le pardon dans un hangar de Flushing, un de ces hangars qui dérivent sur l’avenue comme du bois mort avec ses bruits de fête mais si j’y suis parvenu, ça je ne sais plus, je ne sais plus si je voulais m’en souvenir,

j’étais seul à la pointe du Skeul mais je ne sais plus si c’était un jour de fin d’été,

si c’était un jour de fin du monde que j’ai vu la brume venir trop tôt à l’Ilet-à-malheur,

je ne sais plus ce que j’ai vu de Tambov parce qu’entièrement la neige l’avait recouverte.

les chœurs de cathédrales sur la grande Jetée d’Orly, ça je me souviens bien

mais rien des montagnes hallucinées à demi englouties dans la baie de Kotor,

rien de l’odeur de soufre à Sakurajima, rien de son terrain de volley en sable de cendre,

rien de la brume poisseuse accrochée aux arbres et des histoires de pendus suicidés de la forêt centenaire, rien des singes fantômes de Yakushima, de leurs regards d’aigles beckettiens que j’ai loupé à cause d’un mauvais vélo,

Movevelo, il y est allé lui-là, il y est toujours,

rien de Saint-Joseph, de ses 6500 vitraux qui donnent sur la lune et sur les autres,

rien des grilles de Highgate, à peine quelque chose du froid qui m’est passé dans le dos au moment de franchir ses portes,

alors à quoi bon si j’oublie de qui j’étais amoureux à Sant Feliu de Guixols,

à quoi bon s’il ne me reste rien du planche de Coney Island, des pentes raides du Panier ou de la Croix-Rousse, des pentes douces de Park Slope ou d’Atlantic avenue, des pentes aveugles du Piton des Neiges foulée dans la nuit,

à quoi bon revenir si c’est pour oublier, voilà ce qu’il faudrait faire, ne jamais s’arrêter de danser, le BPM ne change presque jamais alors pourquoi s’arrêter de danser au Propaganda pub de Cracovie, ne plus jamais quitter la gare de Podgorica, ne plus jamais lâcher ce verre de krinovoukha au Razvedka de Moscou et le lever chaque fois comme le fait l’oncle russe au bout de la table à s’en faire mal au coude, le lever à celui qui n’est jamais revenu

de la mer du Temps perdu où les morts du village flottent en souriant entre deux eaux,

de la colonie des Ruisselants qu’on rejoint en se noyant près du pont Alexandre.

de la région du silence en Libye où la parole se meurt dans les eaux jaunâtres de  Zaïre le fleuve,

de Mafat et Cilaos où l’on chasse le tangue en tong,

de la ville de Zemrude qui prend forme selon l’humeur de celui qui vient la voir,

du pays de Kosekin et de sa mer souterraine infestée de monstres marins qui n’existe que parce qu’on les imagine,

du train pressé qui longe les frontières d’un pays qui n’existe pas puisque le pays, c’est le train lui-même, et que le pays existe parce que le train ne s’arrête jamais, comme lui,

de Balbec et de Bléville qu’il n’a trouvé sur aucune carte si ce n’est une carte à jouer,

du pays d’Herland gardé secret par ses visiteurs qui ont promis de ne rien en dire de lui,

de l’île de Numenor à moins que ce ne soit Andor, Elena, Andûnë, Akallabêth ou Atalantë, de cette île qu’il n’a jamais pu quitter sans se fixer sur un toponyme,

du port de Rampole qu’il confond avec Bahia Blanca,

du port de Fantippo d’où il aurait pu rentrer malgré ce que dit le roi Koko

A celui qui n’est jamais revenu

Parce que chaque fois qu’il rentrait son voyage prenait sens

Et que de sens il ne voulait plus

Ce qu’il voulait c’était continuer à danser toute sa nuit.

A propos de James Hardy

Auteur imaginé par un scénariste de télévision. Le premier n'écrit pas assez au goût du second qui, lui, travaille principalement pour des programmes jeunesses. Tous les deux font des fautes mais se trouvent toujours des excuses.