#L5 Le joug

L’écrit ça arrive comme le vent. Elle ne sait pas qu’elle va vers la mort de toutes les écritures, elle ne connaît pas les gouffres dans lesquels elle va bientôt plonger jusqu’à se perdre, jusqu’à désaxer tous ses alphabets, la langue de toutes ses prisons. Un ouragan s’est levé qui lui ordonne de partir et elle ne peut lutter, d’ailleurs elle ne le désire pas, elle l’enfourche. Il n’y a rien devant, et il y a tout. Le passé est un tombeau, du moins le croit-elle. Elle pose le pied sur le quai de la Gare du Nord. Elle sombre à l’instant dans l’oubli des années passées. C’est son corps qui fait le travail, à son insu, un travail d’évitement, celui de tous les souvenirs déchirants : il les range dans un coin secret, à l’abri de toute conscience, le corps a des trésors qui permettent de vivre. Il ne lui délivre qu’un seul moteur, la colère, qui tourneboule dans ses veines et lui donne une soif sublime et catastrophique. La tempête s’est levée et gèle ses pensées, brouille sa vue. Le corps appelle tous les ailleurs même s’il n’est pas prêt, comment le serait-il alors qu’il n’a jamais connu que les lois les plus étroites, le musellement de tous ses dits, et des murs, une infinité de murs ?

Ce départ, cette arrivée, le marchepied, puis le quai, la valise légère, le Boulevard Denain, les premiers pas sous la neige et ce train de 14h02, 15H04 ou 32h40 qui repart, quelle importance, elle ne l’a pas pensé, elle ne le pense pas, elle l’a pris, c’est tout. L’avenir ? Il est ici, sur l’asphalte, sous la semelle même de sa basket. Elle va mourir, mais cela va prendre un peu de temps. Elle est faite d’un bloc trop lourd. Elle va mourir et renaître et ce sera le pire et le plus extraordinaire des voyages. Il suffit de connaître l’exil, l’errance, et toutes ces choses pleines de désespoir qui leur ressemblent. Elle va mourir mais pour l’instant elle fait le premier de ses pas dans le sillage des millions d’autres qui l’ont précédé, sur ce quai anonyme, à côté de tous ces voyageurs qui la côtoient à présent, chapeaux, robes d’hiver, mines fermées, qui ne la regardent pas. C’est la grande secousse, un geste radical qui ébranle ce fardeau qu’on lui a mis sur les épaules et qui n’est pas le sien. Ce fardeau, ces multiples corsets aux liens inextricables, Ma, Pum et leurs vies fracassées, la pension, la horde des ordres, la vie rétrécie aux chocolats à l’eau du quatre heures et quart dans les couloirs éternels de l’Institution, les horloges disloquées, trop utiles, l’ennui profond, la peur, le gel de la tendresse, les arbres malingres de la place des Hochets, ce HLM aux deux chambres sans amour, cette gangue de mots absurdes qui ne la nomment que par la gêne qu’elle procure, tout ce joug, elle doit s’en défaire. Elle doit fendre, arracher, extraire le pus de la blessure comme on le ferait d’un furoncle. Rien de cela ne lui appartient en propre, mais la constitue encore, cela forme une croûte immonde, composée de délires, de douleurs poignantes et de renoncements absolus qui l’étouffent, la saignent, et sous laquelle elle ne peut naître.

Sur ce quai, ces tous premiers pas, à dix-sept ans.

Elle cherche toute l’ivresse.

Au seuil de sa vie d’adulte, elle est très malade mais elle ne le sait pas. Elle ne voit pas l’histoire qu’elle vit. Elle descend du train comme si elle embrassait le monde. Seule cette immense colère et sa soif, cet aveuglement qui l’a pris, on ne donne pas cher de sa peau. Il n’est pas encore le temps de comprendre. Elle quitte. Tout. Son corps se plie à l’appel, celui de tous les risques.

Pour lire les textes précédents, c’est ici.

Elles – Tiers Livre, explorations écriture

Laure – Tiers Livre, explorations écriture

#L3 | Qu’est-ce qu’un carnet d’écrivain? – Tiers Livre, explorations écriture

A propos de Claire Z.

Retardataire. Pisteuse de vie. En recherche. Lit, commente avec plaisir les textes des autres, apte à l'aventure commune. le reste de vive-voix...

2 commentaires à propos de “#L5 Le joug”