#L8 | Le looch est bien mol, n’y gâtez pas vos dents.

Harcelé par des cauchemars, et trempé de sueur, il se lève au milieu de la nuit, le ventre tiraillé par la faim. Il quitte son marcel pour un t-shirt sec. Le frisson des visions morbides parcourt encore les pores de sa peau avec la sensation désagréable d’une présence rampante qui viendrait lui dresser les cheveux sur la tête. Il allume toutes les lumières mais les coins sombres ne cessent d’attirer son regard comme si une figure hideuse allait surgir du noir. Dans la cuisine, il verse de l’eau dans la bouilloire, passe une main sous un filet d’eau et essuie le dessus de sa main sur chacun de ses yeux pour se réveiller. À côté de lui sur le plan de travail, il reste un peu d’huile et de sucre de la veille pour calmer sa faim. Il vide la bouilloire d’eau chaude dans un bol pour faire macérer un vieux sachet de thé avec plusieurs cuillères de sucre blanc et de la poudre de gingembre. Un morceau de pain, une assiette de pâtes ou un bol de riz errent lancinants dans sa tête. Les nœuds dans l’estomac ressemblent à des crampes. L’eau chaude sucrée ne suffit plus, demain il ira au village. En attendant, il s’habille de vêtements chauds de couleurs sombres. Puis décide de sortir en pleine nuit par l’arrière de la bergerie en se faufilant par la réserve de bois sec, où la porte ferme de l’intérieur par un loquet en bois. La lune pleine projette une lumière bleutée irréelle, laissant une empreinte douce au sol de l’ombre des arbres; un paysage de jour la nuit. Il a repéré dans les environs de secrets petits jardins suffisamment éloignés pour chaparder sans attirer l’attention. Il rejoint un chemin blanc qu’il a déjà parcouru le jour pour éviter les pierres et les trous. Des tiges hautes parsemées de fragiles petites fleurs jaunes poussent en arbrisseaux. Il espère dans les trous de verdure à proximité des petites sources trouver un chou, une poignée de radis. De longs murets de pierres sèches bordent l’un ou l’autre côté du sentier, et protègent des arbres fruitiers plantés à intervalles réguliers. Des pierres plates bien alignées, sans lichen viennent couvrir des murs droits, entretenus par des générations de bergers. À quelques pas sur des petits champs abandonnés cernés par des muretins éboulés où la terre a semé des cailloux, se sont égarés des thyms touffus et quelques bosquets de genévriers. Soudain il entend un craquement qui lui hérisse les poils, et le fige sur place. Il retient sa respiration. Il s’attend à voir un sanglier égaré, mais rien n’apparaît. Il continue d’un pas plus rapide. Le chemin se rétrécit et la pente se fait soudain plus raide en descendant. Des branches d’acacias, de chênes verts, et des tiges de genêt l’obligent à se baisser ou à se tordre la tête pour progresser. Plus loin il piétine sur un entrelacs épais d’herbes et de lianes suspendues entre des crevasses taillées dans le calcaire qui lui donne la sensation de flotter en marchant. Puis un peu sourd au début, le bruissement d’un filet d’eau qui court se fait entendre. L’herbe haute devient tendre laisse entrevoir des iris nains. Enfin, un jardin s’offre à lui visible derrière de hauts roseaux verts. Il se retourne, inspecte au loin le chemin derrière lui, puis écoute en retenant sa respiration si un bruit attire son attention. Il pousse à tâtons une sorte de portillon. À l’intérieur le jardin bleuté est plus vaste qu’il n’y paraissait dans ses repérages diurnes. Immédiatement à ses pieds de belles laitues parsèment le jardin. Puis il continue entre les deux grands rectangles de terre cultivée sur le terre-plein qui s’en va mourir vers la garrigue où un chêne pubescent fait le guet, ses racines cherchant dans le massif calcaire à plonger sous terre par des circonvolutions serpentines. Il n’y a rien que des salades, pas un radis, pas un chou; des tartines de pain beurrées arrosées de cuillères de sucre se rappellent devant ses yeux. Un peu fatigué il s’allonge là entre deux anses au pied de l’arbre. Les étoiles resplendissent et clignotent de mille scintillements imperceptibles. Deux cyprès découpent très haut le ciel de leur flèche insistante. En quelques minutes les astres interceptent sa contemplation soufflant vers lui un chatoiement hypnotique qui vient clore ses paupières. Le froid mordant sur son visage est presque agréable. Il se sent délesté du poids de son corps. En songe une main le pousse pour le mettre à terre. Il se sent tomber tout en ressentant une pression sur la poitrine. Après une longue inspiration, il ouvre les yeux, un bras plonge effectivement dans sa poitrine, une main sur son cœur. – Doucement mon bellement, je vous ai trouvé là transit les lèvres bleuies. je vous croyais refroidi sans vie. Mais ma main sur votre coffre a senti la vigueur de vos battements. Je vous ai recouvert de ma cape. Je m’en vais vous redresser de tout ça. Suis pauvresse, mais pas exagéreuse. Ébahi, il n’ose pas répondre de peur de rompre le charme. Elle se redresse devant lui les mains sur la taille. – Prêtez-moi votre main à présent que j’vous regarde sur vos deux jambes. Allons, je ne vais pas vous faire le baise-main. Elle lui lance un regard intense et rieur qui l’oblige. Autour de son cou tanné pend par une ficelle une grosse croix en bois clair, et plus haut deux lacets de soie noués maintiennent un petit bonnet de coton blanc brodé qui épouse parfaitement la forme de sa tête, et cache ses cheveux de jais. Il lève se main dans sa direction et fait attention avec l’autre main de ne pas laisser tomber la cape très chaude jetée sur ses épaules. Elle le tire si vigoureusement qu’il est projeté en avant, et, tenant encore sa main fermement, elle le retient sans effort. – Vous m’avez l’air bien brouillé le nez dans vos songes. On vous aura frotté la tête avec du jus de verveine. Vous avez belle tête. Si je suis bonne devineuse, je dirais de près qu’on a dans les mêmes âges. Surpris par sa force, il prend appui sur un arbre. Quoique sous le charme de la jeune femme à la langue vernaculaire, tout ce qui se déroule devant ses yeux s’associe au rêve. Elle parle presque en chantant d’une voix distincte et claire en roulant très peu les « r »; mais ce n’est pas du provençal. Il se rend compte qu’elle est grande et svelte sous sa jupe ajustée longue au motif à rayures sur laquelle tombe un tablier en toile claire. Elle s’approche tout près de lui. – Voilà quelques viandes* de ma gibecière. Y a pas de quoi faire un festin, mais ça va vous ravigoter. Elle lui tend des figues séchées, des raisins secs, des amandes et une petite balle un peu molle qui sent le nougat. – Le looch*** est bien mol, n’y gâtez pas vos dents. Il voit que le jour commence à poindre. Les bras et les jambes sont engourdis. Il détourne la tête au hululement d’une chouette puis au moment où il s’attend à croiser son regard, elle n’est plus là, disparue sans un seul bruit. Balbutiant tout bas – je ne vous ai dit ni merci ni au revoir! Lentement il porte à sa bouche la poignée de fruits secs choisissant du bout des lèvres les raisins. Il voudrait partir, mais son corps est pesant. Il retient sa respiration pour écouter attentivement autour de lui. Il se décide à arracher une laitue. Puis il remet la motte en place et reprend le terre-plein pour atteindre le panneau de bois battant qui clôture l’entrée. Sans trop réfléchir, il coupe à travers la garrigue, les chemins, les vergers. À l’approche du gîte, il défait son manteau et l’enveloppe autour de son énorme salade. Il entre dans la bergerie et referme le loquet de la porte du fond. Dans la cuisine, il dépose dans le bac à vaisselle une feuille de chêne avec ses racines pleines de terre. Il est épuisé. Il se déshabille sans attendre. En retirant son pull tombe à ses pieds une couronne de petites lianes tressées. Il devait l’avoir sur la tête depuis le jardin. Il la dépose sur la table et va faire couler longuement sur son dos, sa tête, ses bras, son ventre de l’eau très chaude. Les nœuds à l’estomac se manifestent. Après s’être habillé sommairement, une serviette sur la tête, il va chercher le nougat dans la poche de son manteau. Il trouve le reste des figues et la boule de bonne taille qu’il met dans sa bouche et laisse fondre. Le goût du miel pâteux mélangé à de la gomme libère un parfum de guimauve très agréable. En quelques minutes, la sensation de faim s’estompe, la douleur s’est parfaitement éteinte dans son ventre. Il s’allonge dans le lit, tire l’édredon, et s’endort.

* bellement : beau
** quelques viandes : quelques aliments
*** Le looch désigne à l’origine une potion qu’on lèche.

A propos de Michael Saludo

Vis, écris et travaille à Angoulême. J'anime des ateliers d'écriture en lien avec le cinéma.

3 commentaires à propos de “#L8 | Le looch est bien mol, n’y gâtez pas vos dents.”

  1. Je vous remercie pour vos lectures sur mes textes – Bravo pour celui-ci qui rappelle ceux que je l’ai découvert dans promenades dans nos livres. J’aime vos descriptions des uns et des autres, portraits de ceux qui aiment, attendent, désirent – Il y a une très belle sensualité dans vos images et ce sentiment d’aimer, de perdre, de devoir oublier résonne complètement en moi. J’ai aimé ce garçon ? qui cherche l’autre sur le chemin, a peur de se tromper de route – A vous suivre. Bonne journée.