Le pourpier

Écrire pendant cinq jours d’affilée sur le même sujet provoque des effets inattendus. Des premières notations spontanées, on passe aux recherches de références, d’occurrences, puis à l’expérimentation, à la libre association d’idées pendant la promenade du chien. On note sans contrainte, on divague, on lit d’autres choses, on revient sur ce qui avait accroché dans une précédente lecture, on discute d’un tout autre sujet avec un ami sur Facebook, on argumente, on répond, on cherche à nouveau des références. Ces allers-retours construisent une image de soi écrivant, une réflexion sur soi écrivant que viennent encore compléter des thèmes entre-aperçus au fil de recherches précises, et puis des souvenirs personnels d’émotions enfouies. C’est ainsi, en parlant du modeste pourpier, que je me suis retrouvée dans le local à conserve et confitures de mon oncle, tout émue de penser à ce bocal de framboises à l’eau-de-vie que j’ai mis des années à jeter.

1

une rampante qui envahit mon jardin

Un souvenir littéraire : « salades de pourpier jaune » peu appétissantes, impossible de retrouver la référence, ni sur internet, ni dans ma mémoire. J’y pense pourtant tout le temps en désherbant

régime crétois, riche en oméga 3 et en vitamine C, une recette marocaine où l’on cuit le pourpier au couscoussier

Une plante grasse qui aime follement le soleil, mais se décolle de terre à l’ombre des tomates (ou de n’importe quoi) ; peut-être, est-ce l’eau d’arrosage des tomates qui l’enhardit ?

se partage le terrain avec l’ivraie, le terrain et le goût de pousser en rosettes bien couvrantes

ramures fragiles, mais racine solide

2

En plein soleil, les tiges se redressent et les feuilles opposées se collent l’une contre l’autre, pour s’éloigner du sol brulant et empêcher leurs stomates de perdre l’eau précieuse.

Je vais arroser mes pourpiers, en faire la culture et les servir à ma table.

C’était Boileau satire III. 1667 Mercis Google

« Sur un lièvre, flanqué de six poulets étiques,

s’élevaient, trois lapins, animaux domestiques

qui, dès leur enfance, élevés dans Paris

sentaient encore le chou dont ils furent nourris.

Autour de cet amas de viandes entassées

régnait un long cordon d’alouettes pressées,

et sur les bords du plat six pigeons étalés

présentaient pour renfort leurs squelettes brûlés.

À côté de ce plat paraissaient deux salades,

l’une de pourpier jaune et l’autre d’herbes fades,

dont l’huile de fort loin saisissait l’odorat,

et nageait dans des flots de vinaigre rosat.

Tous mes sots, à l’instant, changeant de contenance,

ont loué du festin la superbe ordonnance ;

tandis que mon faquin, qui se voyait prisé,

avec un ris moqueur, les priait d’excuser. »

Souvenir très lointain d’un cours de français. Et le plaisir intact de la description de ce repas qui pourrait convenir à certains buffets d’aujourd’hui.

En quelle classe étudie-t-on Boileau ? Qui était mon professeur de français ?

3

Je lis Modiano « Lherbe des nuits »

« Les pawlonias aux fleurs mauves de la place d’Italie… je me répétais cette phrase et je dois avouer qu’elle me faisait monter les larmes aux yeux, ou bien était-ce le froid de l’hiver ? »
Est-ce parce que j’étais étudiante, un peu perdue, à Paris dans les années 70, est-ce parce que j’ai habité plusieurs années un pavillon de la cité internationale et puis longtemps autour de la place d’Italie ? « L’herbe des nuits » de Modiano m’a emballée, totalement.
J’avais déjà lu Pedigree où j’avais appris l’enfance improbable de l’auteur, mais j’abordais plus que prudemment l’œuvre de ce Nobel. Trop d’implicite, trop de flou, trop de mystère. Là j’ai suivi de bout en bout sans effort les traces de ce qui reste quand tout a changé.
Spectateur, comparse, à côté de sa vie, cela laisse un drôle de sentiment extrêmement réel et concret, non pas seulement de la vie de Modiano, mais de certaines époques de la sienne propre. Une expérience saisissante et un peu dérangeante sur le moment, mais au demeurant totalement apaisante. Ce presque rien qui demeure, dont on se reprocherait presque de n’avoir pas gardé plus de souvenirs, de ne pas avoir été plus présent, qu’il a l’art de nous faire partager.

La nature change moins que les villes ; elle change cycliquement. Ce sont des changements que j’aime, ils sont en accord avec mes rythmes, alors que les changements de la ville nous confrontent à ce que nous avons mal vécu, pas vécu comme ce professeur de français dont j’ai oublié le nom et Boileau qui s’était presque effacé.

Malgré l’arrosage, les pourpiers ce matin font triste mine. Leurs tiges un peu rouges et leurs feuilles plutôt rares ne donnent pas envie d’en manger. Et puis il y a ce drôle de rapport aux plantes grasses, aux feuilles épaisses, désirables et repoussantes.

Le pourpier fleurit-il ? Un vague souvenir de microscopiques fleurs jaunes ? Pas grand-chose d’aussi érotique que l’œillet. Un peu dégoûtant d’ailleurs dans le texte de Ponge (image de fille troussée, violée et ce gland dur que laisse s’échapper le retroussis des dessous qu’il note propres, encore plus répugnant, n’aurait-il connu que des filles aux dessous sales ?) ; il faut dire que je n’aime pas les œillets, une fleur d’autrefois. Qui achète encore des œillets ?

4

Portulaca oleracea, pourpier potager, il est temps que je parle de toi plus sérieusement. Tu m’as fait une fleur jaune ce matin, récompense de mon arrosage. Les botanistes ne te disent pas rampante et en rosette, mais basse, ramifiée et prostrée. C’est joli « prostrée », ça te va bien. Tu n’es pas grasse, mais succulente et pleine de mucilage. Tes feuilles sessiles sont opposées, mais alternes au bout des tiges. Il faut que je regarde mieux. Ta fleur est toute petite, il me faudra une loupe pour la regarder mieux, demain. Ne pas te confondre avec Portulaca grandiflora qui se cultive comme plante d’ornement et possède de grandes fleurs comme son nom l’indique.

On jouit mieux des choses à les regarder en détail et à les nommer avec les mots justes. Je le savais déjà et j’aime la botanique pour cette raison. Que de choses inaperçues, découvertes en s’attachant aux détails des sépales, des pétales, des étamines, des pistils, des fruits et des graines. Le même émerveillement que lorsque tu découvres le vocabulaire des menuisiers pour les escaliers.

« L’une de pourpier jaune et l’autre d’herbes fades », l’herbe des nuits de Modiano et les fleurs mauves de pawlonias de la place d’Italie, j’aime que les mots enrichissent ma vision du monde. Et bien que j’arrache encore le pourpier [car en salade, je ne l’apprécie guère ; il faudra essayer le recette marocaine, mais j’attends qu’il pousse un peu plus], je ne le fais jamais sans penser au vers de Boileau enfin justement réattribué, je le jure.

J’aimerais qu’on apprenne l’observation comme on apprend la méditation. L’observation est une méditation ouverte sur le monde, une concentration sur ce qui nous entoure.

Il faudrait pouvoir dire aussi la place prise par le corps dans cette relation aux choses qui nous entoure. Si le plaisir à manger du pourpier ne se confirme pas, malgré les bienfaits supposés de sa consommation, il y a une grand plaisir à désherber. Désherber après l’orage, lorsque la terre est encore humide et les plantes épanouies par le frais et le mouillé, désherber à mains nues [car on a encore oublié de mettre ses gants], désherber dans l’odeur de la terre et la senteur des herbes écrasées. Je sais bien qu’il est plus à la mode de pailler, mais nul ne me fera renoncer au plaisir de désherber. Toutes ses sensations du corps, bien loin de l’érotique, il faudrait les éprouver plus souvent, les cultiver. Les doigts salis de terre, devenus gourds et gercés si l’on s’adonne trop longtemps à la passion du désherbage, les ongles terreux qu’il faudra rattraper, récurer, les genoux, le dos, les cuisses contraints par le labeur, et ces chaussures toutes boueuses qu’il faudra laver, car une fois encore on a traqué la mauvaise herbe sans enfiler les sabots de jardin. Comment savoir qu’on a un corps si l’on ne s’en sert pas. Même ceux qui croient à l’immortalité de l’âme sont peu nombreux à croire à la résurrection des corps. Profitons de notre incarnation.

Certains disent l’œillet symbole de l’incarnation, à cause de ses teintes rosées qui évoquent la chair. Il faut toucher, goûter, entendre et pas seulement voir et sentir comme Monsieur Ponge

« À les respirer on éprouve le plaisir dont le revers serait l’éternuement. À les voir, celui qu’on éprouve à voir la culotte, déchirée à belles dents, d’une fille jeune qui soigne son linge. »

Ça ne passe pas Monsieur Ponge et je vous en mettrais bien plein l’œillet que vous avez petit comme vous le précisez. C’est bon, je l’ai dit, revenons à mon pourpier.

5

Cher Pourpier, La Quintinie t’appréciait, tu fais partie des herbes cultivées dans les hortus romains [avec l’arroche, les bettes, l’ail des ours, la bourrache, la roquette, la mauve, la livèche, l’oseille, le poireau, l’ortie…]

Reviendras-tu en grâce comme la roquette ?

N’aimerais-je pas plus lire qu’écrire ? Le commentaire de texte était ma passion que je continue à exercer sur les textes scientifiques, journalistiques ou polémiques, enfin tous ceux qui mettent en avant la précision et la logique. En revanche, quand je lis des romans je me laisse emporter par l’histoire, les sensations et je suis bien en peine d’analyser la construction ou même le statut du narrateur.

Cher Francis, comme j’ai aimé tes textes autrefois. « Le parti pris des choses » doit être encore dans ma bibliothèque, tout jauni de l’époque où je fumais tellement. Tu es même avec Bachelard, celui qui m’a donné le goût des mots concrets et qui m’a alertée aussi sur leur puissance trompeuse. Maintenant, j’aime les histoires et les enquêtes, les enquêtes pour retrouver l’histoire. Je vais me consacrer un peu plus à Modiano. Le formalisme m’ennuie, pas étonnant que tout le monde regarde des séries au lieu de lire des livres !

Aujourd’hui discussion sur Facebook avec un ami à propos d’un article sur les effets du Gardasil en lien avec les cancers du col de l’utérus. Je partage un article relayé par Martin Winckler, l’ami facebookien m’oppose un article de « Science et pseudoscience ». Comment trie-t-on l’information, comment se fait-on une opinion ? J’ai ma petite idée, mais j’avoue que ce n’est pas simple, y compris pour un scientifique tant qu’il ne peut pas se pencher sur les données complètes et les méthodes d’analyse statistique utilisées.

Cher Pourpier, je ne t’oublie pas. Je n’ai pas le talent de Boileau pour écrire une satire en vers percutants. Je vais t’écrire une petite histoire de ma façon.

6

Légumes anciens

Il fut un temps où ma tante s’était prise d’ un goût immodéré pour les légumes anciens. Elle avait déjà eu sa période sans gluten, lait facile à digérer, légumes fermentés et kéfir, diète aussi. Maintenant les légumes oubliés s’ajoutaient à la panoplie ; concernant la diète, elle en parlait beaucoup, mais au moins ne nous invitait pas à manger pendant ses semaines de vie ascétique.

J’aimais beaucoup ma tante qui n’était pas seulement une idéologue, mais aussi une expérimentatrice honnête. Elle avait par exemple abandonné la consommation du cresson en apprenant que son producteur local nettoyait ses cressonnières au glyphosate en fin de période végétative. Rapide et sans déchet. Elle cultivait désormais le pourpier [avec des graines achetées chez kokopelli] et nous en vantait les mérites : richesse en oméga 3, en vitamines, sels minéraux et mucilage [à effet épaississant et coupe-faim]. Les salades de pourpier [cru ou cuit] et le pourpier au vinaigre [qui ressemble un peu à la salicorne] remplaçaient agréablement la tarte à la bourrache ou la roquette un peu dure que lui rapportait parfois un ami vénitien qui la cultivait sur l’île de la Giudecca dans un jardin social.

Il y a des merveilles de goûts à redécouvrir dans les rutabagas, les panais, les topinambours. J’appréciais moins la livèche, l’arroche et l’ortie, mais j’adorais l’ail des ours et le kimchi en accompagnement. Ma tante savait aussi raconter et nous faisait voyager dans le monde et dans le temps. Sa mloukia rapportée en poudre du Liban savait nous ravir et nous emportait loin, très loin, bien plus que l’épinard ou l’oseille de nos contrées. Bien sûr, il fallait avoir l’estomac solide et tous ceux qui supportaient mal fibres et fodmaps [sucres fermentescibles Fermentable Oligo-, Di-, Mono-saccharides And Polyols] ne pouvaient céder sans risque à ce régime. Ma tante leur conseillait alors de travailler sur leur microbiote, en introduisant progressivement ces merveilles de la nature qui avaient nourri l’homme pendant des siècles.

Nous ne courrions pas chez Mac Do en sortant des repas de ma tante, nous faisions plutôt une cure de yaourt [au lait de chèvre pour mon mari]. Une de mes cousines , quant à elle, collectionnait les alertes toxicologiques liées aux alimentations trop naturelles, préparées hors des méthodes ancestrales : cyanure dans le manioc, polyphénols dans la farine de glands, perturbateurs endocriniens dans le soja. Cela donnait du corps à nos discussions autour des plats et c’était parfois aussi enflammé qu’un échange autour des insoumis, des gilets jaunes ou d’En marche, surtout lorsque le vin [bio] avait un peu échauffé les esprits.

La salade de pourpier ne faisait l’objet d’aucune suspicion scientifique quant à sa toxicité et les enfants avaient le droit de la remplacer par une banale laitue du jardin, ou des radis, selon l’époque. Car le grand clou des visites à ma tante résidait dans la découverte de son jardin potager et des leçons de botanique qu’elle y dispensait sous le regard passionné des poules tenues à distance par les grillages.

Si l’on n’était pas en période de récolte, elle nous faisait aussi l’honneur d’une visite du local qu’elle avait aménagé pour confectionner conserves et confitures : le tripode, les grandes bassines de cuivre, le stérilisateur, les bocaux, vides et pleins, de la marque Le parfait avec leur rondelle orange à oreille et leur monture métallique à levier. Nous en emportions toujours une petite provision.

Ce temps-là est révolu et j’y repense avec émotion. Notre tante est morte après une terrible chute en montagne, un accident stupide lors d’une randonnée botanique. J’ai encore dans un placard un de ses bocaux dont le contenu est sans doute périmé, mais que je n’ose pas jeter.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

7 commentaires à propos de “Le pourpier”

  1. Grand moment de lecture… Tout ce qui touche au jardin me touche, tout ce que vous en dites m’enchante. Et j’aime le pourpier… (mais les œillets aussi, « de poète », les tout-petits qui sentent si bon).

  2. Merci pour les hortus romains, j’ignorais que j’avais tout bon tout romain dans mon jardin ! J’ai lu votre texte juste après avoir régalé mes invités d’une soupe d’ortie et de beignets de sauge, rebaptisés « tempura » pour faire jeune. J’ai bien ri en me reconnaissant dans votre tante et à part quelques feuilles réservées pour faire joli dans un plat, je modère moi aussi les prétentions du pourpier en le balançant au compost.