L’enfer, se dit-il

Longtemps après, il reste sans pouvoir dormir. Le sommeil lui échappe et dès qu’il ferme les yeux il entend à nouveau le bruit ; à nouveau, les coups retentissent. Les coups vibrent, vrillent ses oreilles, éclatent en claquements fous, ce sont des fouets de quatorze juillet cinglants, lacérant l’air irrespirable autour de lui. Dans l’odeur de sueur humaine, de trouille, de poudre, tout son corps sans poids s’arqueboute, les machoires serrées, ses mains, tout son corps, sans douleur, mais crispé et à la fois sans volonté autre que celle de vivre. Son corps masqué, qui a endossé le poids de l’autre dans lequel, à travers lui, il perçoit les balles percuter, marteler le dos puis rentrer et faire sursauter la chair, exploser la boite cranienne qui pèse sur son corps recroquevillé à lui, tassé dans l’espace réduit du poste, derrière le siège. Sur ses mains, ce sont des morceaux de cervelle collés, du sang giclé sur ses mains, qui s’y agrippent. Avec l’air de la piste qui entre par la fenêtre laissée ouverte par le copilote dans son sauve-qui-peut. Juste aux premiers tirs. Le copilote a fait un bon, il est tombé d’une hauteur de six mètres. Il le voit encore, il tend le cou, le croyant mort, à travers sa vue brouillée par la fumée, le coup qu’il a reçu sur l’arcade qui saigne, sûrement. Ça coule chaud sur sa tempe, sans douleur, mais un jus tiède longe le maxillaire puis s’égoutte par le lobe de son oreille et s’infiltre moite dans l’interstice entre la chemise et le cou. Il avale encore une boule de salive sèche, à l’arrière-goût métallique. Sur lui, autour de lui c’est un chaos rouge et noir remuant, titubant, ça gueule, ça tire. Il a peur. Il est vivant. Il ne peut voir, apercevoir le morceau de piste, l’endroit précis où est tombé le copilote. Il est encore assis à son siège, avec le pistolet froid et dur braqué sur lui et brusquement la porte du poste explose, défoncée en une gerbe de métal et de plastique dur. Il voit une arme, une main, un bras vétu d’un treillis de couleur. De douleur. Il entend une voix masculine, il sent une odeur de tabac froid, de mauvaise cuisine. Les mots « prisonnier politique ». L’avion détourné est garé sur le tarmac, on attend, moteurs coupés. La chaleur. Les vivres demandés au bout de quelques heures d’attente. Quelques heures, c’est ce qu’il a lu ensuite dans les journaux, muées en à peine quelques minutes assis, avec dans la tête le désordre des pensées. Puis l’assaut. Le copilote ouvre sa fenêtre en entendant les rafales de balles derrière lui, la porte du poste. La porte du poste qui saute. Les morceaux coupants qui giclent, le corps qui tombe, chaud et mou, affaissé tout d’un coup, l’air étonné, sur lui, sur son corps à lui. L’oeil rond et noir, agrandi, grand ouvert, l’étonnement braqué sur lui. Le corps mort et mou le sauvant de son poids mort sur son coeur qui frappe à ses oreilles. Ses tempes, le coup porté. Le sang. L’odeur. Pas de douleur, aucune. Privé de. Il respire encore. Non. Il sent à travers la veste du treillis la ceinture de balles. Pointues. Et les soubresauts du corps criblé, qui semble vivre encore, avec les balles qui terminent leur course dans les poumons, les viscères, les os qu’elles explosent. Sur ses bras, son front, partout. Il a l’impression de respirer dans la bouche de l’autre. 

C’est ça l’enfer, se dit-il.

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !

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