#L1 Les petits objets

se dire qu’au-delà de la maison il y a la forêt

Derrière le portail de la petite maison de l’autre coté de la route, à peine dissimulé par une armada d’herbes folles, c’est un capharnaüm d’objets abandonnés qui bloque le passage jusqu’à la porte d’entrée. On dirait une cargaison de brocante à ciel ouvert, déchargée à la hâte, puis laissée à l’abandon. Elle fixe d’abord son attention sur un matelas noirci par le milieu mais c’est surtout une étagère grise en métal comme celles qu’on trouve dans certaines arrière-cuisines qui capte son regard. De vieilles pièces de monnaie y gisent, pulvérulentes, et s’émiettent à même le meuble. Une curieuse impression s’empare d’elle, à mesure qu’elle observe cette étagère. Elle ne sait pas exactement pourquoi mais quelque chose l’effraie, la paralyse. Elle peine à déglutir. Elle n’aime pas la sensation de la salive dans sa gorge, ni cette idée de volume. Elle n’a pourtant rien dans la bouche. Elle transpire. Elle a sans doute de la fièvre.  Elle reste figée sur place de peur qu’un geste trop brusque ne fasse tinter les petites pièces entre elles. Elle craint leur texture. Elle a peur d’en avoir envie. Elle bouge lentement les jambes en prenant bien soin de crisper tous les muscles de ses pieds, afin d’en décomposer avec exactitude le mouvement. Elle fait ensuite basculer sa tête de la gauche vers la droite, d’un déplacement circulaire, pour lui permettre de partir en arrière, et de se retrouver ainsi dans sa position initiale. Elle conserve enfin une pression suffisamment forte sur son coude, pour que le portail qui supporte son poids ne produise pas de vibrations susceptibles de faire bouger l’étagère. Lorsqu’elle finit ces manœuvres délicates, elle porte son attention sur les pièces. La fièvre – conjuguée à la faim qui lacère ses entrailles – a dû produire ces impressions étranges. L’angoisse s’est dissipée, quelques frissons parachèvent tout au plus son vertige. Le plus discrètement possible, elle gravit les grilles du portail et marche vers la maison.

Elle pense toujours aux petites pièces. C’est l’insignifiance qui fonde le pouvoir. Elle peut s’étouffer avec, elle le sait, il lui suffit simplement de se retourner, de les avaler et d’attendre qu’elles se coincent au fond de sa gorge. Justement, les pièces, là derrière, dans le jardin, traînent sur l’étagère. Elle n’a plus qu’à les prendre. Elle fait mille tentatives pour distraire son esprit mais tout la ramène à ces mets minuscules. Comment décrire le pressentiment de la forme ? Une dangereuse contamination lui fait corps. Bientôt, et contre sa volonté, elle a envie d’avaler tous les petits objets qui l’entourent. Paniquée, elle se met à courir de toutes ses forces. Dans la rue elle doit se faire violence pour ne pas se ruer à terre et bouffer les cailloux.  

            La vérité de la fiction flanche là où s’impose la réalité dans son horreur. 

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

3 commentaires à propos de “#L1 Les petits objets”

  1. Merci Clarence pour ton retour. Ce texte a été le plus difficile à faire pour le moment dans le cycle Faire un Livre. Je n’ai d’ailleurs pas complètement réussi à respecter la consigne car on rentre assez vite dans les obsessions du personnage. Heureux que mes textes te plaisent en tout cas. Je vais faire de mon mieux pour que ça continue ! A bientôt.

  2. Rétroliens : #L5 Les heures – Tiers Livre, explorations écriture