#L6 Ouvre-moi la porte

Elle a les clefs d’un appartement, dans un vieil immeuble décrépit. Au troisième étage. Sur la porte il y a une plaque, avec un nom qui n’est pas le sien. Il manque une lettre. On ne sait plus chez qui on est mais on sait que ce n’est pas chez toi. Elle a un seul jeu de clef. Le propriétaire l’a laissé sous le paillasson. Il n’a pas jugé utile de laisser un double. Comme l’évidence qu’elle venait seule. L’idée lui vient qu’il a pensé qu’elle était un homme. Sur la table de l’unique pièce, il y a un énorme cendrier, avec encore quelques mégots. Une lampe sans abat-jour. Et collé au mur, une banquette. Ni un canapé, ni un lit. Une banquette. Avec une vieille couverture marron pliée. Dans le petit réfrigérateur une bière. Elle ne sait pas si c’est un cadeau de bienvenue ou un oubli. Elle aimerait bien l’ouvrir mais il n’y a rien pour. Un tout petit meuble, avec une plaque chauffante et une assiette et une tasse, et une fourchette et un couteau et étrangement une flûte à champagne en cristal. Elle a l’impression d’être Boucle d’Or, dans une version où Petit Ours aurait pris sa garçonnière. Sur la grande table, il y a aussi un cadre photo, avec un homme en uniforme, en noir et blanc, et une femme assise dans une robe qui la serre trop. Aucun des deux ne sourit. Peut-être était-il vraiment à la guerre ?

La fenêtre du studio donne sur une cour fermée. Trois types fument des cigarettes en riant. L’un d’eux a un tablier tâché. C’est un restaurant. Ou en tout cas un établissement qui sert à manger. Ca sent la viande. Le mouton. L’appartement en est incrusté. Elle sait que bientôt, elle sentira le mouton, elle aussi, prête à être dévorée par un des ours. La fenêtre ne s’ouvre pas totalement et si elle, elle peut voir les trois hommes, eux ne peuvent pas la voir. Elle s’assoit sur la banquette et puis s’endort, sans oreiller, sans couverture, sans même enlever ses vêtements. C’est le bruit de quelqu’un qui frappe à la porte qui la réveille. Deux fois. Elle ouvre. Dans le couloir un des types du restaurant se retourne surpris. Il frappe à l’appartement en face du sien. Il ressemble à l’homme en uniforme sur la photo. Stupide, pense-t-elle. Qui aurait pu frapper pour toi ? Personne ne sait que tu es là.

D’une certaine manière, ici, personne ne sait que tu existes.

A propos de Lyd

Slavophile, psychologue, journaliste. Métisse. Des cafés de toutes les manières. J'aime aussi lire dans des langues que je ne parle pas. La poésie la nuit, la littérature au café, les nouvelles dans le train.