#P6 – Journal

Vendredi
Une déflagration. Deux mirages, l’un derrière l’autre, surgissent au dessus du jardin. Ils volent si bas que je vois nettement les fuselages, la pointe des ailes gris métal. A contre-temps – ils sont déjà loin -, je me bouche les oreilles, m’accroupit. Quand je me redresse, le ciel est immobile, le paysage indemne. Des images de terres dévastées, de maisons éventrées, de corps déchiquetés se bousculent dans ma tête.

Samedi
Le couple présente à la caissière de la recyclerie trois bols, une poignée de fourchettes et une louche. Lorsque la caissière enregistre le prix des bols, l’homme réagit, – ce n’est pas le bon prix – et annonce un chiffre plus élevé. La caissière montre l’étiquette – l’impression n’est peut-être pas très nette –, l’homme ne vérifie pas – on ne voudrait pas vous tromper. Au moment où la caissière rend la monnaie, l’homme réagit à nouveau, – on vous a donné 10 euros, vous nous rendez sur 20. Sa femme le regarde, interloquée. Elle ouvre le portefeuille. Ils parlent une langue que je ne comprends pas. La caissière conteste – c’était bien un billet de 20 euros. L’homme recule d’un pas – on ne voudrait pas vous voler.

Dimanche
Un champignon pousse à l’intérieur de la maison. Son chapeau gris m’a d’abord fait penser à une musaraigne blottie contre le mur. Il a pris racine sous la plinthe de la cuisine. Un cèpe. Il est déjà charnu. Il gonfle. 

Lundi
Sans cesse, le serveur monte et descend le bout de trottoir pentu qui sépare la crêperie de la terrasse. La tête de loup tatouée sur son mollet palpite. Le tracé géométrique et anguleux de la gueule de l’animal se boursoufle, s’allonge, prend vie tel un personnage de manga post-apocalyptique tandis que le serveur, impeccable, tee-shirt blanc et bermuda beige, transporte son lourd plateau. 

Mercredi
Dans la chapelle du village, au pied de l’autel, un poupon langé couché dans un écrin de verre. Sa grosse tête ceinte d’une auréole est tournée sur le côté. Les couleurs du visage de cire sont défraichies. Seules les pommettes et les lèvres brillent d’un rose vif. Comme si, chaque matin, une fidèle poudrait les joues et traçait deux traits de rouge à lèvres sur la petite bouche. C’est la bambina, la Vierge bébé. 

Jeudi
Sur le marché, le marchand de légumes offre un morceau de pastèque à une petite fille aux cheveux bouclés. Elle le mord à pleines dents et rit. Le jus rosé éclabousse ses joues. Son rire se transforme en grimace quand, d’un coup, elle croque la peau verte.

A propos de Aline Chagnon

Emballée par le projet "grand carnet", je vous rejoins pour ces 40 jours. Ce qui me passionne dans l'écriture, c'est l'expérience, le chemin, les liens entre le corps, le souffle et l'écriture.