#P6 | Journal d’un mot : semaine perpétuelle

Codicille : Depuis bientôt trois ans, je tiens le Journal d’un Mot sur mon blog. Je poste chaque jour une entrée. Ce sont toujours les mêmes mots, je les retrouve, je retrouve mes entrées précédentes, je fouille, j’ajoute, je diverge… C’est un projet en l’air né de la dernière proposition de l’Atelier Ville. J’ai eu envie de lui donner corps. Les ** indiquent les années. Je compte publier un recueil en décembre des trois premières années. Après, je ne sais pas. Je l’ajoute à mon autre #P6 | Journal édition critique, réalisée en marge de mon journal privé et plus conforme à la proposition de l’Atelier.

Ô mon Bel Inconnu /Hahn/ Guitry

24/07 [PARDON]
Aucune des phrases qu’il m’adresse dans ce café ne me parvient. C’est le matin, tout est calme, Vertige de l’Amour. Je lui fais répéter sans cesse. Je demande pardon ? Pardon ? Pardon ? Vous vous rappelez ce livre autrefois qui m’avait frappé et que je vous avais fait lire ? Vous le trouviez ridicule. Cette personne désespérée qui se promène au bord de l’océan en criant : Justice ! Justice !… Elle aurait mieux fait de demander Pardon ! Pardon !… et en se tordant les bras encore ! Il faudra que je demande à la dame du bungalow comment on fait pour se tordre les bras? Marthe/L’Échange/Paul Claudel

**À un petit garçon assis à ma table, on explique « on ne dit pas : quoi ? On dit : comment ? » Il faudrait être exhaustif. On peut dire également : pardon ? « Quoi » témoigne d’une vive curiosité qu’accentue encore sa brièveté. « Pardon » joue sur un autre tableau : celui du regret d’avoir manqué à l’autre, de ne pas l’avoir reçu 5/5. Mais « comment »… Comment se fait-il que je ne parvienne pas à vous comprendre ? Par quelle extraordinaire combinaison de paramètres défavorables ne vous ai-je pas entendu.e ? Tous ces petits mots-origami ne demandent qu’à être dépliés, hein ?

*** Au commissariat, les portes restent ouvertes pour des questions d’aération et de mesures sanitaires. Assise dans mon petit siège coque, j’entends toutes les plaintes alentour en attendant mon tour. Dehors, deux marteaux-piqueurs et quelques casques de chantier en pleine discussion ajoutent au maelström sonore, sans toutefois couvrir de discrétion les récits du dedans. Une femme jeune vient porter plainte pour la seconde fois. Elle est inquiète, mais très calme, très organisée. Ses baskets mauves sont assortis à sa longue jupe plissée. Son t-shirt blanc éclate de propreté dans les locaux crados. Quelqu’un est venu parler à ses deux filles tandis qu’elles jouaient dans le jardin. Leur a posé des questions insistantes sur elle. Leur a demandé pourquoi elles n’allaient pas chez leur grand-père plutôt que de jouer seules, là dans le jardin. Est-ce que leur mère d’ailleurs était dans la maison ? Les petites ont eu peur. La mère a peur, mais elle porte un beau masque fraîchement maquillé qui ne laisse voir que son inquiétude et le sens de ses responsabilités. Partout sur les murs, le mot victime. Des affiches, des numéros de téléphone, des chartes d’accueil. Le père est sous le coup d’une ordonnance de restriction. Une jeune fille, à peine majeure arrive à ma hauteur, elle montre la porte d’entrée en verre et me demande si « c’est par là qu’on sort ». Elle a l’air tellement désorientée, en descente, j’essaie de lui parler doucement, mais ce n’est pas possible : les marteaux-piqueurs embarquent le peu de réconfort que j’aurais voulu faire passer dans mes quelques mots. « C’est par où qu’on sort ? »… C’est comment qu’on freine ? De son maquillage, il ne reste que la défaite. Les yeux creux, le bronzage sale et éteint, les cheveux de paille. Un jeune chat à l’oreille déchirée. La mère inquiète dépose toujours. Un grand flic collé entre son bureau et les casiers de ses collègues appelle mon nom. Je m’assois sur une chaise posée sur le seuil. Déclaration liminaire. Je lui dis quelques mots d’encouragement pour les travaux. Sa fenêtre donne pile au-dessus. Je suis là pour une broutille d’assurance. Il peut à peine caler ses guiboles sous le bureau de taille idéal pour un collégien. Il tape vite, avec huit doigts, l’ordinateur rame. Il en a un d’une autre trempe chez lui, ça se sent tout de suite. Je regarde autour de moi : tout rame. Nous sommes en province, ça grouille de gens de bonne volonté, mais tout rame. Moi, je sais par où on sort, mais je pense à Depardon. Je comprends qu’on vienne passer des mois pour témoigner de ce qui se passe ici. Le partage de la misère. De la bêtise et de la misère. Le flic me souhaite bonne chance avec l’assurance. La jeune mère n’a pas encore signé sa déposition. Je sors dans la rue. Le ciel est vaste. Les ouvriers répondent à mon sourire. Être dehors. 

23/07 [GAMINE] Greta Thumberg est une gamine de 16 ans. Une gamine de 16 ans victime d’un viol est considérée par la loi comme « une jeune femme ». Clémenceau gourmande les socialistes (…). Le gamin sexagénaire s’écrie, de cette voix faussement pathétique qui reprend la dernière syllabe, la renvoie dans la direction des tribunes, ainsi que l’assiette d’un jongleur : « La cause du Droit humain ne se divise pas : il faut être pour ou contre ». Bernanos, Grande peur

** Passé douze ans, changer de vocable. Merci.

*** Ce qui ainsi perdure à travers les changements et le temps est le secret de chacune. Il est si bien gardé que les deux jeunes ingénieurs qui me font profiter de l’automobile du grand-père de l’un d’eux pour rejoindre la gare pas si proche s’étonnent que puissent cohabiter en une même personne de bientôt cinquante ans, un discours construit et édifiant sur l’évolution de l’habitat parisien et un sens de l’humour propre à les faire rire.

22/07 [DÉSERT] Au XVIIIe, tout endroit à 50 km de Paris. S’y retirer n’est pas une traversée

** La distance se fond avec le désert, loin et proche y sont les noms d’une même silhouette, d’un même arbre sans ombre, qui n’existe probablement pas ailleurs que dans le battement des paupières du mirage inférieur… le temps aussi disparait dans l’idée fixe, dans la dévotion, dans l’amour.

*** Avec Despina Calvino oppose deux déserts : celui du sable et celui de la mer. J’écris à leur lisière commune le début d’une histoire qui est la fin d’un livre. L’intime fréquentation des Villes invisibles m’a assoupli l’esprit.

21/07 [SOIT]
Un ami disait de moi que j’étais soit en avance, soit en retard. Aujourd’hui, je suis soit en avance. Demain, nous verrons. Il me laisse le choix.

** Soit tu fais une croix sur la mesquinerie, soit tu renonces à écrire. La mesquinerie (comme l’angoisse), prend un temps fou.

*** Dans La Clémence de Titus, le héros éponyme semble pris dans un dilemme. Soit il punit l’ami qui l’a trahi en complotant sa mort, soit il le pardonne pour demeurer fidèle à l’engagement éthique sous lequel il a placé son règne (et que le titre nomme). Puisqu’on est dans un opéra séria, on pourrait s’attendre à ce que protagoniste soit écartelé entre son devoir et son amitié. On imagine bien un air A/B/A’ avec A = je le déteste il m’a trahi, B = mais je sens poindre la pitié dans mon cœur, A’= A avec ornementation, ou l’inverse pour finir sur le pardon. Mais, comme à de nombreuses autres occasions dans l’œuvre mozartienne, ce n’est pas ce qui va passer.
Après avoir éclusé une débauche d’émotions renvoyant toutes davantage à la blessure narcissique qu’à la terreur d’avoir été victime d’un attentat sur sa personne (raté, certes, mais attentat tout de même), dans un récitatif accompagné par tout l’orchestre, Titus va décider d’entendre Sesto, appâté par l’idée que le traître pourrait avoir quelque secret à lui révéler. Pour l’homme qui posait en pourfendeur de la délation à l’acte I, la tentation est à son comble de passer du côté obscur de la force. Mais sitôt l’ordre donné de faire comparaître Sesto, Mozart procède à une surprise musicale : le moment est terrible, tragique, on pourrait s’atteindre à une longue plainte de l’empereur blessé, mais non, la musique lui ouvre une fenêtre. Titus va évoquer la figure d’un anonyme célèbre à l’opéra : celle d’un jeune homme pauvre et libre, qui vit au plus près de la nature. On l’appellera le chevrier dans le Songe d’Hérode de Berlioz, la première prieure parlera de la prière du petit pâtre dans les Dialogues des Carmélites. Ici, dans notre opéra séria en majeur d’un bout à l’autre, marqueur des ors de l’empire, de l’entre-soi resplendissant des intrigues de cours, c’est l’irruption incongrue de la nature. L’orchestre qui accompagnait le début de ce récitatif se retire… Titus part seul, sur ce sentier, un bâton de marche pour tout appui, seul et libre un moment. C’est un pas de côté, d’infimes vacances et non une fuite en avant, une fois que Titus a pris la mesure du changement de paradigme qu’il offre, une fois qu’il a pris un peu de perspective, il retrouve son centre, son chemin véritable. Non pas la mauvaise passe dans laquelle l’a plongé la révélation de la trahison de son ami, mais son chemin, celui dans lequel il s’est engagé.
Et bon an mal an, il va s’y tenir. Il y aura encore du tangage — il n’est pas en marbre cet empereur-là — mais la conclusion importe par-dessus tout dans cette forme archi-classique : « qu’il rencontre son prince, et non son ami ». Ce qui pourrait tout aussi bien se dire : qu’il rencontre son prince, et non son ennemi. Titus occupe la place de l’Empereur. La fraternité n’est pas l’amitié, l’égalité n’est pas l’indifférenciation des places, pas plus que la liberté ne consiste à se confondre avec la ou les places que nous occupons. C’est entre ces trois points que Titus va recevoir Sesto, dans un entretien loyal où jamais il ne s’adressera directement à lui, s’appuyant sur la médiation de Publio. Et il trouvera dans la détermination de Sesto à ne pas donner ses complices, la force éthique sur quoi appuyer sa clémence.

20/07 [CÉRÉMONIE]
Tout s’organise et particulièrement dans l’œil du cyclone, le pire, qui devient alors le cocasse, l’irréalisable, le contretemps, la surprise, l’inconnu.

** La cérémonie des adieux, quand il s’agit de quitter la famille qu’on visitait, on assiste toujours à son off, le non nommé, l’officieux, mal pavé au possible, entre deux portes… Je préfèrerais quelque chose de plus protocolaire. Une cérémonie du T avec sa barre et ses points sur les I, dans l’église au milieu du village à l’heure de la pendule à l’heure.

*** De trois villes différentes, trois ami.es de l’ami allument une bougie. Le deuil à ses saisons, comme la mode et comme la mode, il ne fait aucun progrès. En trois ans, je n’ai jamais vu personne aux fenêtres d’en face, mais ce matin, un shibahinu me toise quand j’ouvre le volet de mon bureau. Côté jardin, le merle jaune saute sur le toit de la cabane à outils. 

19/07 [BAR]
Durant une période qui ne durera pas, tous les soirs, ouvrir un bar, une petite capsule de paroles aux parois douces pour se connaître toujours, en dépit de la longue journée au loin de toute familiarité, inédite et impensable. Ailleurs, d’autres dans le même esprit boivent des spritz en terrasse. On sait qu’on n’y prendra pas goût. La coupe reste amère, comme le fiel des viscères d’un bar en deux ouvert.

** Grandie dans un bar. Les tables en Formica ont des dessous de rêves, pleins de jambes, de chats qui passe, de trucs à ramasser par terre qu’on peut discrètement coller dans sa bouche. Les tables en Formica ont des coins, des arêtes noires aussi dangereuses que celles du poisson quand on arrive à vive allure en bicyclette à petites roues ou dans la fièvre délicieuse de la poursuite du chat. Les tables en Formica ont des dessus bordeaux, comme le vin qu’on n’y sert pas dans ce genre de bar, plutôt du rouge limé qu’ils boivent jusqu’à la lie dans des petits godets pour rythmer la longue journée et se faire un nez assorti aux fraises des Vittel-fraise sur quoi ils se rabattent quand ils ont bu tous leurs sous — ce qui faisait du sens tandis qu’on remplissait ses cahiers d’orthographe — mais finalement c’est tout leur saoûl et le docteur qui est doux comme le vin a sifflé la fin de la récré, et pas un demi-panaché qui tienne où ça finira mal malade de boire tout ça. Les tables en Formica, on a encore le temps d’y écrire des lettres d’amours débutantes et des débuts de grands romans qu’on ne sait par quel bout prendre et qui déguise mal la vie la plus quotidienne sans jamais oser (encore) lui rentrer dans le lard. Un jour, le bar est vendu, mais c’est pas ça qui manque.

*** Mon oncle a repeint son bar en jaune. Un doux jaune de chambre d’enfant, lambrissé, avec un plafond blanc. Aux murs, des cartes postales anciennes du village. Son père est collectionneur. Ils s’entendent tant bien que mal (syllepse). Des photos des alentours de 1900 montrent la guérite de la douane au croisement des routes vers les Saisies, les Aravis, la vallée et Megève. Je lui dis : tu t’imagines si aujourd’hui on faisait des cartes postales avec des photos des douanes… Ça ne le fait pas rire. Nulle n’est la femme la plus drôle du monde dans son bar familial. Je lève les yeux en soupirant de cette fatalité. Les néons ont enfin fait place à des suspensions. Je pense à mon ami Vincent qui dormait dans la chambre à coucher de ses grands-parents (les meubles, pas la pièce), avec chevets et armoires. Voilà bien trente ans que mon oncle tient ce bar. Jamais il n’a pensé à en faire sauter les cloisons pour offrir la vue de l’arrière-cuisine sur les montagnes. Son père préfère aussi dormir dans la chambre sur la venelle pentue si étroite que de sa fenêtre on pourrait toucher le mur de l’immeuble d’en face avec un manche à balai. (C’est bien une idée de l’enfance ce genre de bricolage). Il n’y a que moi à présent que la vue sur les montagnes intéresse. Pour me consoler, je me dis qu’ils en portent le poids en dedans. 

18/07 [PISTE]
La consigne était simple : repérer le trajet des fourmis, y déposer de l’anti-fourmi (anti-ants ?). La mission suspendue, comme mon regard au-dessus des pistes possibles : les fourmis peuvent aussi sans queue leu leu se promener de-ci de-là sans qu’on sache très bien d’où elles partent, ni où elles comptent se rendre. En goguette, presque. Et alors, cours toujours pour leur mettre du sel sur la queue, abimée que je suis dans l’étude de leurs mœurs touristiques en cuisine bourguignonne.

** Depuis qu’Osmin est sur la route, pour de bon, sans retour possible avant un bon quart de siècle, je le suis à la trace. Comment cela est-il arrivé, ce remplacement ? Chaque matin m’apporte des nouvelles de son errance. Je dois l’admettre : il me distance. Je pensais écrire l’histoire de son voyage, me voilà à quatre pattes dans la poussière pour flairer sa piste. Il aurait voulu le faire exprès, il n’y serait jamais aussi bien parvenu.

*** La légende voulait que Modigliani, peintre maudit, eut œuvré fin saoul de jour comme de nuit dans un galetas à Paris. Avec un lourd équipement scientifique le LAM propose le portrait, nettement moins bohème, d’un homme dédié à son travail, à une minutie peu compatible avec l’ébriété, à un choix de matériaux s’accommodant mal de la misère sordide. Les femmes dans sa vie ne sont pas de reste pour secouer les vieilles puces d’une bohème de modèles frivoles, muses sans tête et sans œuvre. C’est la deuxième piste qui s’offre à moi cette année pour ficher un grand coup de pied dans les façades des poussiéreux décors de La Bohème de Puccini (la première étant cette Enquête sur le travail à domicile dans l’industrie de la fleur artificielle de 1913 (voir l’entrée 25/04 [RECLUSE]). Marcellos et Musettes de tous les pays : unissez-vous et courez voir Les Secrets de Modigliani au LAM, qu’on puisse enfin parler de choses sérieuses, au lieu de corroborer à toutes forces forcées le mythe rassis de « la vie d’artiste ».

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

6 commentaires à propos de “#P6 | Journal d’un mot : semaine perpétuelle”

  1. tu m’époustouffles (j’ai l’impression que WordPress ne connaît pas ce mot, j’ai pourtant vérifié !) Emmanuelle, c’est riche, dense, concret, érudit, indigeste parfois, tellement simple parfois. Je ne peux pas tout avaler d’un coup, mais continue, c’est super !

    • Merci Danièle, c’est toi qui me donne du souffle avec ce commentaire. La pluralité des styles, des sujets et de leur traitement, c’est un choix qui s’est imposé rapidement, ou je n’aurais pas tenu la longueur.

  2. C’est roboratif, impressionnant de rigueur dans l’écriture, toujours intéressant. On en redemande.

    • Merci Christian,
      Dans l’idée, on n’est pas obligé de lire les 3 entrées du mot d’un coup. Quand je le publierai, on pourra choisir un mot dans l’index, lire année par année, ou bien ouvrir n’importe où.