#P7 | Fenêtre

Dès l’aube, les premières lueurs entrent par les persiennes des volets fermés filtrées par l’épais rideau jaune. Du paysage nous n’avons que ceci, un écran vaporeux de lumière chaude. Les plis de l’étoffe dessinent des lignes dans lesquelles viennent se loger des teintes plus foncées, allant jusqu’à l’orange profond, presque brun. La lumière passant plus aisément sur les zones de tissus entre les plis révèle une succession de motifs dorés, comme tissés dans de fils précieux. Dans ces fragments on devine des entrelacements de losanges, émergences de formes reconnaissables et identifiables au milieu de l’abstraction qui dessine ces paysages imaginaires faits de nuances de jaune et d’orange aux frontières floues, comme des visions prénatales. Les cris d’acier des premiers trains de la journée transpercent la pellicule jaune et molle, le vacarme dans une atmosphère de coton.

Les rideaux ont été tirés et très légèrement les volets on été ouverts avec une parcimonie extrême. En réalité à peine seule une fine ouverture, pas plus épaisse qu’une main laisse entrevoir l’extérieur, et pourtant le soleil y rentre en un rayon dur dans la pièce, déposant une bande brûlante, en oblique, sur le rebord de ciment et poursuit sa route en cassures, grimpant le long des rebords du cadre de bois, dessinant les contours d’un escalier. Le bois des volets est sec et abîmé, pâli par trop de soleil et de pluie, la peinture se décolle par plaques, ondule, il y a bien longtemps que la couche de vernis a disparu. À l’origine ils étaient peints en blancs ou bien en bleu très clair, la couleur actuelle est indistincte, un gris terne aux variantes plus ou moins sombres. Le loquet ainsi que les tiges de métal qui constituent le système de fermeture ont une surface granuleuse, rongée par une rouille sombre. La surface du rebord de ciment est bosselée, sculptée par les successives couches de peinture et les plaques d’usure. Le cadre de cette fenêtre conditionne la perception que l’on va avoir du paysage. Ce cadre qui délimite la vue — cette fine bande verticale de l’extérieur — offre à voir depuis loin dans le temps, une distance temporelle indéfinie à la fois proche, profonde et lointaine, impalpable, plus loin que sa propre enfance, plus loin que l’enfance elle-même, depuis un endroit qui a toujours été plus vieux que le monde. Dans l’interstice qui ouvre sur l’extérieur une profusion de feuillages d’un vert intense s’éparpille en fouillis. Toutes les feuilles qui peuplent ces branches longues et molles semblent appartenir à une mauvaise herbe que l’on aurait laissé pousser au point qu’elle devienne un arbre aux longues branches éparses et tendres, sensibles aux mouvements du vent, créant à elle seule l’illusion d’une sylve. D’épais poteaux faits d’acier et de ciment dessinent des lignes horizontales et verticales qui découpent le ciel en formes géométriques, délimitées par des angles droits. De ces barres partent des câbles tissant un réseau de lignes droites et tendues dont les trajectoires se côtoient en couloirs parallèles et se croisent. Un suspens éternel sous le bleu du ciel seulement perturbé par le passage des trains. 

Il y a un certain moment dans la journée où le soleil tourne bien qu’il soit encore haut et sa lumière puissante, il frappe ailleurs et l’ombre glisse lentement sur la fenêtre. Ce qui permet alors d’agrandir l’ouverture. On rabat un peu plus les volets vers l’extérieur. La partie visible qui n’est pas occupée par la végétation se constitue d’une succession de toits bas à l’horizontale couverts de tuiles rouges foncées desquels s’élèvent de minces cheminées en tuyaux d’aluminium. Ayant la contenance d’une pièce, elles sont pourvues de portes-fenêtres donnant sur des cours individuelles qui cloisonnent les habitations, créant une alternance maison-cours. Sur le toit de l’une d’entre elles, la seule ayant un toit plat et non en pente recouvert de tuile, un chat est allongé, lascif, endormi. Sa robe est grise et tigrée, sa posture couchée sur le côté laisse voir un ventre au pelage clair et dense. Les petites habitations plein-pied sont accolées par le côté droit de la tranche à une aile perpendiculaire du bâtiment dans lequel se trouve la fenêtre. La façade de ce bâtiment perpendiculaire est couverte d’un crépit gris terne.  Au fond, dans l’espace qui reste visible derrière les maisons basses, on devine un enchevêtrement de nature folle et d’habitations, rectangles à plusieurs étages et formes grossières, comme les cubes avec lesquels des enfants s’adonnent à des jeux de construction. La circulation forme un brouhaha qui arrive par vagues. 

En fin d’après-midi les derniers rayons orange irradient les vitres des immeubles lointains, les faisant étinceler comme des miroirs enflammés. Les touffes d’herbe sèches prennent alors des couleurs fauves. Une mélancolie se dissout dans le ciel qui tire du rose vers le mauve. La lumière chaude traverse l’herbe sèche qui borde les rails, donnant aux touffes épaisses des couleurs fauves et à l’acier un ocre profond. Là aussi l’impression que quelque chose de très ancien se rejoue, les rails semblent alors mener jusqu’au bout de quelque chose dans le temps et dans l’espace. Les trains qui passent un vacarme énorme sont des serpents d’acier rageurs aux mille reflets.

À l’heure bleue, il est alors possible d’ouvrir complètement. Le cadre de la fenêtre est entièrement occupé du paysage extérieur. Les volets de l’aile perpendiculaire du bâtiment, qui ferme et obstrue la vue du côté droit, sont tous fermés et constituent une muraille silencieuse, à l’exception des caissons de ventilation rouillés, situés au bas de certaines fenêtres qui ronronnent, ennuyés d’eux-mêmes. En regardant mieux, on remarque que les volets de l’une de ces fenêtres sont ouverts. Du linge est suspendu sur un fil au bas de cette fenêtre, des tissus aux formes vagues de couleurs différentes se balancent mollement. Le chat dormeur a quitté le toit plat, son absence laisse mieux voir une petite tache blanche dans un recoin, qui s’avère être une couche-culotte abandonnée. La végétation qui borde les rails forme un nuage épais, ainsi que les autres touffes herbeuses dispersées un peu plus loin. Derrière les maisons basses, on devine une rue dont on ne distingue que l’extrémité haute d’un muret. Des affiches y sont alignées, entourées de graffitis dont on ne voit que les fragments de tracés de lettres. La luminosité basse permet de voir plus loin, débarrassant la vision des contrastes forts de lumière et d’ombre qui l’arrête de jour. Le rectangle lumineux d’un panneau publicitaire impose un mouvement régulier rythmé par le roulement des différentes affiches. Il est planté sur un talus dont la composition se divise entre un épais buisson feuillu et de l’herbe sèche, jaune pâle qui borde la continuité des rails. Les différents poteaux forment une ligne mince, une mince bande de forêt grise et vaporeuse qui s’évanouit à l’horizon, disparait entre des immeubles bas et encore d’autres touffes herbeuses.

De nuit les halos des réverbères dessinent des zones orange qui délimitent les frontières de ce qui reste visible. Les rails deviennent un territoire sombre d’où émergent quelques reflets luisants qui courent sur les câbles. Le panneau publicitaire rétroéclairé règne dans l’obscurité, formant un rectangle blanc aveuglant qui semble flotter entre les toits et les arbres. Le temps est dicté par le changement des affiches, un temps cyclique, égrainé à chaque roulement. La constance de la nuit et des lumières électriques ouvre l’espace temporel d’une petite éternité. On pourrait croire que tout se fige, mais au contraire, c’est en dehors des lueurs que mouvements, frissonnements et glissements  s’opèrent. De l’autre côté des rails les formes opaques des immeubles avancent et reculent. À l’abri de la nuit les masses n’appartiennent plus à leurs contours, certaines libertés sont possibles et des mouvements dans les ténèbres s’effectuent sous le regard qui réapprend lentement à voir. Un rideau gonflé par le vent à l’extérieur de l‘une des fenêtres est traversé d’une lumière pâle provenant de l’intérieur lui donnant une allure spectrale, un être de la nuit éphémère et puissant, comme une vision.

A propos de sephora_shebabo

Je suis née en 1995, Montreuil est la ville dans laquelle j'ai passé mon enfance et vis encore aujourd'hui. Écrire, filmer et photographier constituent le coeur de ma pratique à travers laquelle je m'interroge sur le récit, la trace et la mémoire. Je poursuis actuellement un double master en Textes et Création Littéraire à la Cambre et à l’École Nationale Supérieure d'Arts de Paris-Cergy.