P#8 – Arrachement

Fillette en bleue – Modigliani

Tu es debout, empruntée dans cette robe trop solennelle, les mains s’agrippant aux plis. Il est venu te reprendre, t’arracher tu penses. Elle et lui (l’autre), ont le visage baissé, les lèvres pincées, livides. Mais ils font bonne figure. Il n’avait pas été dit que cela serait définitif. Docile, tu franchis le seuil de l’appartement avec cet homme. Ton corps est tendu, le pas raide, tambour aux tempes. Tu perçois un léger souffle dans ton dos. Tu te contractes, aimerais rebrousser chemin, courir te réfugier dans leurs bras. Mais la porte se referme tout doucement sur les deux corps rabougris qui tremblent dans le couloir, malgré l’effort pour ne pas s’opposer. En bas de l’immeuble, tu ne te souviens plus avoir descendu les quatre étages. Tu as sept ans. Tu es là, évidée, sur le trottoir avec ton père, le biologique. Un inconnu. Dans la voiture il te présente cette femme au visage sévère. « Tu dois désormais l’appeler maman ». Tu te braques. Tu dis que ta maman est en haut. Il te gifle.

Tu es attablée. L’ampoule nue éclaire faiblement la table où repose le bol de café au lait et la tartine de pain beurrée. A l’extérieur, la cour est sombre, ensommeillée, la lumière stellaire découpe les contours de l’étable où tu sais que les vaches commencent à s’agiter. Tu avales la dernière bouchée. Le bol a déjà disparu. Tu enfiles un gilet, glisses tes pieds dans les sabots et traverses la cour humide aux lourdes odeurs animales. Tu as froid. Assise sur le tabouret, une longue journée commence sous les flancs de cette vache.

Tu es assise sur le perron face à la baie, une lettre à la main. La brise marine balaie une mèche rebelle sur ton front. C’est la pause, tu souffles un peu. Tu as préparé les enfants, le petit déjeuner, aéré les draps et les couvertures, balayé les chambres. Tu attends que la famille quitte la table. Tu lis à nouveau les mots reçus ce matin de ce couple dont l’amour n’est plus qu’un écho lointain. Le père ne t’a finalement pas gardé. La femme sévère a désormais un fils. Tu es placée. Tu dois être discrète, efficace, économe, obéissante.

Tu es couchée, le sourire aux lèvres. D’une certaine manière tu es libre. Libre enfin d’organiser tes jours, en dehors des heures dues à l’usine. Tu partages une chambre avec une autre ouvrière dans un hôtel des faubourgs industrieux de la grande ville. Et il y a ces dimanches sur les bords de marne avec ce jeune homme qui loue également une chambre un peu plus loin dans le couloir de l’hôtel. Et il y a cette lueur dans ses yeux, une lumière perdue depuis ce jour où il t’avait repris, arraché penses-tu.

A propos de Xavier Waechter

"L'écriture amène à faire le tour des choses" (Jacques Serena)