#L8, œils-de-bœuf

Le cheval s’engage au pas dans l’allée bordée de roses trémières. Au fond du chemin herbeux se dresse la maison des Leroy, une bâtisse blanche avec un toit d’ardoises, brisé, typique des fermes picardes. Un cahot de la charrette tire Yvonne de sa torpeur. L’œil encore embué de sommeil, elle regarde la façade de cette maison qu’elle a quittée il y a trois jours pour accoucher à la clinique de son beau père, le Docteur Colson, d’une petite fille blonde qui dort à présent sur ses genoux, emmaillotée dans un linge blanc. Elle découvre pour la première fois les œils-de-bœuf de la façade qui se détachent nettement sur les murs chaulés côté de la porte d’entrée, deux yeux noirs et ronds braqués sur elle et au-delà le jardin ensoleillé, le chemin touffu, la plaine picarde encore fumante des moissons. Elle essaye de se rappeler quelles pièces de la maison sont percées de lucarnes, les combles, la cage d’escalier ? Elle connait mal cette maison où elle n’a séjournée que quelques jours à peine avant l’accouchement. Taja sa belle mère a décrété qu’elle viendrait accoucher à Baboeuf et qu’elle y resterait quelques jours pour se retaper tandis qu’elle garderait les deux aînés. Le souvenir de sa première fille Francine, petite chose maigre et noire née pendant l’hiver 41 avait compté. On ne pouvait pas risquer de perdre un enfant ; à Baboeuf, on pourrait au moins nourrir un peu la mère et réchauffer l’enfant. C’était la meilleure solution. D’autres décidaient pour elle ce qui était bien et elle consentait, voilà tout. La seule fois où elle avait décidé de son sort, c’était il y a vingt ans en 1923. Ses parents séparés depuis la Grande Guerre se déchiraient devant les tribunaux et Yvonne et son frère vivaient ballotés entre eux deux. Le juge qui devait se prononcer sur la garde des enfants avait interrogé Yvonne qui s’était écrié, du haut de ses neuf ans: « je ne peux pas laisser papa toute seule ! ». Elle avait choisit Léon. Le visage de Babeth sa mère dans le bureau du juge lui revient ; elle revoit ses deux yeux noirs mats trouant la surface livide du visage, égarés par la douleur de la perte. Yvonne avait choisi Léon. Et Babeth était devenu folle. Yvonne souffle sur la mèche de cheveux qui glisse sur son front et se penche sur le bébé qui dort paisiblement. Leurs souffles se mêlent à la vapeur lente qui monte du jardin, à l’expiration brutale du cheval, à l’haleine lourde du cocher assis à côté d’elle et tous ces poumons qui gonflent et se vident, tous ces cœurs qui battent, vite ou lentement, tout ce sang qui court forment un grand chœur palpitant, animal et sans mémoire dans lequel elle se noie.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)

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