#P9 Bout de chemin

La photo accrochée dans ma mémoire reste introuvable dans les tiroirs. Le souvenir est net d’un cliché couleur collé sur un canson beige. Sur un muret de pierre devant un massif de fleurs, beaucoup de fleurs, on est au printemps ou en début d’été, deux fillettes sont assises, la plus grande tient dans ses bras un nourrisson. Ses cheveux blonds et longs coiffés en arrière dégagent son front, une expression de fatigue émane de son visage, les yeux cernés, elle semble encombrée par ce bébé confié à ses jeunes bras le temps de la photo, captation d’un équilibre fragile, le bébé pleure. A ses côtés une fillette plus jeune sourit, une masse de cheveux auburn entoure son crâne comme un casque, la frange lui couvre presque les yeux, elle tord ses mains devant elle comme le font les enfants lorsqu’ils sont gênés ou timides, ses pieds nus dans des sandales blanches ne touchent pas le sol. Toutes les deux portent une robe à carreaux de même coupe avec un petit col blanc, petites filles modèles, seules les couleurs diffèrent.

Une scène de plage aux couleurs passées, photo collée sur la troisième page d’un album bricolé à couverture de bristol noir brillant, un titre tracé en doré, écriture manuscrite : 1994. En bas le sable, en haut le ciel, entre les deux une fine bande de mer et au premier plan un gros château de sable entouré d’un fossé profond. Derrière le fossé quatre personnes en maillot de bain sont installées formant une sorte de pyramide à l’image de gymnastes, le regard tourné vers le château, on reconnait les deux enfants de la première photo, il semble que le bébé est devenu cette petite fille brune à la coupe carrée et aux joues rebondies qui est debout devant un homme accroupi. Postée derrière lui, la fillette aux cheveux auburn passe les deux bras autour du cou de l’homme et la fillette blonde est appuyée sur son épaule, vêtue d’un maillot de bain rose une pièce, elle tient une petite pelle dans la main. Sur la droite, un peu plus loin sur le sable, des seaux et un râteau de plastique. Coupées par un cadrage maladroit, la pomme d’un d’arrosoir renversé, la moitié d’une serviette de bain et une jambe pliée sans corps apparaissent sur le bord de la photo.

Accrochées au mur, collées sur fond noir dans un cadre en verre entouré d’une fine baguette rouge, deux photographies rectangulaires disposées l’une au-dessus de l’autre sur leur largeur. Sur chacune on retrouve les trois fillettes, elles se ressemblent en dépit des différentes couleurs de cheveux, elles ont peut-être une ou deux années de plus, elles portent les mêmes vêtements, vestes polaires colorées et chaussures de montagne. Même tenue pour l’homme de la plage qui est présent sur la photographie du bas, il tient une gourde métallique rouge à la main et il est entouré des trois enfants, tous sont assis sur un gros tronc, adossés au mur de pierre d’un bâtiment, à la droite d’une fenêtre aux volets de bois fermés, le mur emplit totalement la partie supérieure du cliché. Une barrière sommaire, planche clouée sur des poteaux, traverse l’image horizontalement coupant en deux les personnages assis. Devant eux un chien roux à poil ras pose son museau sur les genoux de la fillette blonde, un sac à dos est posé sous la fenêtre. Tout le monde sourit et regarde l’objectif, sauf le chien. Sur la photo du bas les même filles, des sœurs certainement, sont assises au sommet de rochers à flanc de montagne sur une faible pente, entourant une femme brune aux cheveux coiffés en tresse dans son dos, en arrière-plan la montagne se devine derrière un nuage. Le chien est ici couché à leurs pieds et une tête de vache à la petite crinière blanche frisée entre les cornes leur fait face comme surgissant du cadre en bas. La cadette est assise sur les genoux de la femme et croque une pomme, ses jambes fluettes pendent, elle ferme les yeux, on ne voit que le torse de l’ainée appuyée contre l’épaule droite de la femme, la plus jeune est installée jambes croisées sur le sol la tête baissée. Personne ne regarde l’objectif.

A propos de Isabelle Charreau

j’arpente plus facilement les chemins de terre que les pavés de la ville, je fréquente l’atelier pour le plaisir comme des gammes, sans projet de partition