L#10 | Les clés

Il ne savait pas pourquoi il revenait, et ne comptait plus, enveloppé par la chaleur de septembre, toutes les fois où il avait retrouvé sa petite chambre vue sur pinède à fond bleu azur. Il n’avait jamais l’impression que c’était la dernière fois. La dernière rentrée des classes avec ses cahiers recouverts, ses livres neufs sur le petit bureau en pin, et derrière la cloison mince, Schumann s’exprimait vif ma non troppo dans le salon, heurtant l’acier des cordes du piano. Sa déception à jouer au conservatoire, il voulait arrêter. Il revenait parce qu’il avait les clés de l’appartement. Et c’était plus que d’avoir seulement un lit pour l’hiver avec un piano dans le salon. C’est donné à n’importe quel étranger, un lit quelque part. N’importe quel oncle peut s’inviter à une table quelque part, avec dessus son assiette de soupe, puis un oeuf avec du pain, un morceau de fromage, une pomme. Il aura droit au timbre incertain du piano droit tchèque qui suinte une mazurka. Il s’engourdira dans des draps frais pour des nuits de sommeil. Quant à se réveiller un matin dans un lit avec le trousseau de clés de l’appartement dans la poche de son jean, avoir ce sentiment de sécurité toujours sur lui, il savait que c’était unique. Et pourtant son corps était habitué à être déraciné, à changer de lit souvent, des lits qui l’attendaient ailleurs. Aucun n’avait son jeu de clés, aucun n’était l’épicentre d’un chez-soi. Il pouvait supporter de greloter dans les draps froids de ces lits ailleurs à condition de revenir dans l’appartement au quatrième étage surplombant la colline avec d’un côté vue sur pinède et de l’autre, les petites montagnes pour horizon. Pour lui cette clé permettait de déverrouiller le faisceau vital de sa camera obscura qui projetait son monde à lui à l’envers. Devant il y avait le ciel en bas et la mer tout en haut, et le nouveau monde sans cesse recommencé était impossible à quitter. À l’envers c’était beau comme un eldorado. À trop s’en éloigner, il prenait le risque de ne pas revenir et ça lui brisait le coeur par anticipation. À chaque retour il allait s’immerger dans la pinède voisine. La pinède était un passage obligé. Aussitôt pénétrée, elle éclipsait visuellement les 5 étages de l’immeuble rouge clair. À l’endroit le plus bas où serpentait un chemin de terre, les pins touffus se changeaient clairsemés en ancienne plantation d’oliviers, des oliviers noueux, tourmentés avec leurs branches à moitié mortes, des centenaires affaiblis, partageant leur terre avec des chênes kermès s’agrippant aux murs de soutènement par endroit écroulés des restanques aux pierres érodées, quoique encore visibles. Plus loin le chemin aboutissait à une petite allée goudronnée qui arrivait en quelques enjambées devant le conservatoire. Le paysage s’effaçait. Au conservatoire il avait préféré le dessin. Il éprouvait un soulagement à s’être échappé du dressage des postures à tenir son dos droit, les coudes plus hauts, les doigts et les paumes arrondis à respecter le doigté. La musique se dissipait. Il avait épousé l’odeur du papier, et celle du vernis, de la térébenthine, des formats raisins, des toiles blanches, pour avoir sa page blanche à soi, sans portée, sans contrainte, sans musique déjà inscrite. Le besoin de liberté le convoquait, en partie pour échapper à cette famille violente, coupable, rampante comme une espèce à mauvais venin, qui l’enserrait. Il lui suffisait d’embrasser dans les bleus du ciel et de la méditerranée les pinèdes, les asphodèles, les chardons, les tamaris, les mauves arborescentes, pour arracher à la nature tous les pardons que n’exprimaient jamais les individus de cette famille. Il s’extirpait du passé. Il fallait que dans cet appartement les corps aient les bras grands ouverts pour sentir la chaleur du soleil sur leur poitrine. Au quatrième les vitres étaient battues par les vents. Quand il pensait souffler un peu, l’apaisement était toujours de courte durée. La fureur comme un mauvais sort s’emportait du jour au lendemain en bourrasques presto battant des écarts très contrastés. Les basses pressions atmosphériques faisaient grimper les hautes pressions colériques qui tordaient allegro les cordes à piano s’en prenant agitato aux variations Goldberg. Et puis la folie politique, économique, criminelle arracha aux collines leurs chênaies, leurs pistachiers lentisques, leurs pins d’Alep, leur duvet de baouque et de piptathérum bleuâtre. À cet envers du monde mettant à nu l’ocre rouge des terres qui lèchent les cailloux blancs calcaires, il y avait l’immensité du ciel bleu et de la mer. L’appartement dominait d’autres appartements à perte de vue, des constructions. Pourtant à quelques kilomètres dans l’arrière-pays, derrière les montagnes, des massifs rayonnaient intacts dans leur verdure originelle. Un soir de fort mistral dévasta tout, emportant les cordes à piano, ravissant la chambre sous des nuées de draps virevoltants, la cuisine et tous ses instruments. Alors il laissa derrière lui une part de lui-même, embrassant le soleil à son lever et toute l’étendue d’une plaine littorale où la frénésie immobilière ne laissait plus d’espace à la garrigue et aux pinèdes. Il se séparait de ces sommets calcaires, de leur présence puissante qui apparaissent comme les refuges des divinités protectrices locales, laissant nidifier dans leurs anfractuosités aigles et grands-ducs, martinets et hirondelles, conversant sereins avec les nuages d’altitude comme des volutes de phylactères. Il avait regardé une dernière fois l’appartement pour s’en souvenir. La fenêtre de la cuisine ouvrait sur ce paysage à l’éclat si particulier. Il ne le scrutait que pour un coucher de soleil rougeoyant. Ce matin, le ciel est d’un bleu pur vaporisé par un mistral que seule la chimie outrancière peut reproduire. Ce paysage extraordinaire malgré l’infini de ses variations n’éveille plus le même caractère sacré. Ainsi cette étendue entre mer et roc calcaire n’avait plus de prise sur lui. Il s’éloignait aussi des vaines promesses qui fabriquent de l’attente et qui empêchent l’oubli. Il avait habitué son corps à être déraciné. Désormais il n’avait plus de clés.

A propos de Michael Saludo

Vis, écris et travaille à Angoulême. J'anime des ateliers d'écriture en lien avec le cinéma.

3 commentaires à propos de “L#10 | Les clés”

  1. Belle scène de rupture, toute en ruptures de sons, couleurs, sentiments associés aux couleurs et mouvements des éléments et de l’environnement autour : très réussi ! Et en même temps, on sent toutes ces tristesses contenues, ce passé qui hante et pèse sur la route qui doit nous mener vers « soi »…

  2. Merci Ysa-Lou, ton retour de lecture me rassure sur la perception de ce texte. Merci pour toutes ces nuances que tu vois et que je ne voyais plus. Ça donne des forces pour continuer!