#P9 | Fouille fragile

photothèque familiale

Une sensation de fragilité à tourner les pages du vieil album, à soulever la feuille d’ange pour découvrir les photos cachées dessous. Elles sont installées côte à côte, plus ou moins en fonction des formats et par ordre chronologique. En dégager une de ses coins transparents avec précaution.

C’est une photo noir et blanc, petit format avec bord dentelé. On y découvre une fillette en robe d’été à fond blanc avec motifs fleuris dans le bas. La robe dessine un arrondi autour des jambes mignonnes. L’enfant a quatre ou cinq ans — difficile à dire. Elle se tient debout au pied du petit escalier qui monte à la maison et ses mains sont posées sur l’arc de la poussette qui permet de la guider. La poussette est fabriquée avec du bois de récupération, basse de châssis, roues brinquebalantes. Une poupée est installée dans le siège. L’enfant regarde l’objectif. On dirait qu’elle a été coiffée juste avant la prise de la photo, mèche bien peignée et relevée avec un ruban blanc. Elle pince légèrement ses lèvres, presque une ébauche de sourire, elle a conscience qu’on est en train de la prendre en photo. Aucune indication à l’arrière de l’image. (Devant la maison – Sainte Marie sur mer, autour de 1954)

Quelques pages plus loin, quelques années plus loin.

Autre photo de format quasi identique. On retrouve la fillette en sarrau à carreaux avec un volant marquant l’encolure et en pantalon sombre. Ses joues paraissent un peu enflées, comme marqué par une maladie ou par un handicap. Elle pose la main sur le bord de la poussette où est installé un bébé d’environ six mois. La poussette est en métal blanc avec un siège en tissu. Le bébé porte des habits en laine claire fabriqués à la main : brassière à capuche au point mousse et bottons assortis attachés par des rubans. Ce doit être en 1957, la fin de l’hiver ou le début du printemps. Le bébé n’est pas inquiet, il semble même satisfait. Le corps de la petite fille est un peu penché sur le côté comme s’il oscillait, comme si elle avait du mal à tenir debout longtemps. À l’arrière-plan, une voiture noire type Panhard. On peut lire les premiers et derniers chiffres du numéro d’immatriculation : 162… 44. (Rue de la renaissance, Sainte Marie sur mer, mars 1957)

Deux clichés ont été installés sur la même page, l’un au-dessous de l’autre. Par association d’idée, par manque de place ou par erreur ? Plutôt par hasard.

Les deux exposent le même sujet : trio homme-femme-enfant avec quelques années d’écart entre les deux. Même format : 8 x 12 cm environ avec un liseré blanc d’environ 1 cm. La première date de l’été1952 — on en est sûr car les chiffres sont tracés au crayon dans un angle au dos. Ils sont au bord de la mer dans les mares dégagées par les eaux basses. La fillette est assise sur les genoux croisés de la femme qui doit être sa mère, elle-même assise sur un rocher les pieds dans l’eau tandis que l’homme (qui doit être son père) est accroupi juste derrière, poing gauche contenu dans sa main droite. Il ne les touche pas. Tous trois regardent l’objectif – quelqu’un de la famille en visite ce jour-là devait appuyer sur le déclic. Oui, probablement un dimanche puisque le père est présent. Ils portent des habits de couleurs claires. La petite a un short bouffant et une brassière en coton, sûrement confectionnés par la mère qui, elle, porte une jolie jupe à pois et un corsage blanc. On voit ses jambes à peau délicate qui dépassent de la jupe. L’homme est jeune et beau, cheveux bruns abondants et crantés. Un sourire habite son visage doux. Ce qui frappe, c’est l’harmonie qui règne entre eux trois en cet instant-là, une harmonie restituée par l’image de papier qu’on retrouve sur l’autre photo trois ans plus tard. Même format, même trio, même noir et blanc — ou plutôt gris et blanc, il y a pas de noir profond. Cette fois l’enfant est dans les bras du père qui se tient debout, le visage à demi-caché dans l’ombre du chapeau porté par l’enfant. On dirait bien qu’ils se parlent tout bas. L’homme dit des mots pour tranquilliser son enfant, oui l’homme sait fait cela. La femme en robe beige sans manches se tient à sa droite et s’accroche à son bras, silhouette mince et fragile. Ainsi soudés, ils font corps. Ils ne forment qu’un seul corps. Le temps semble arrêté. (Plage de Montbeau, été 1952 / Au jardin devant la maison, Sainte Marie sur mer, début 1955)

Codicille :
J'ai traité la proposition #9 comme une suite à la proposition #8 autour de Charles Juliet, j'ai ainsi travaillé autour du même personnage central, ma sœur disparue... La fouille des images est émouvante, pourtant je les connais bien, toutes. Je les ai regardées cent fois et j'ai déjà écrit sur elles, mais cette fois c'est plus fort encore. Je revois ces visages d'avant ma naissance comme cachés dans des replis de mon cerveau, faisant partie de mon dédale de souvenir, de ma peau, de mon sang. Certaines ressemblances peut-être sont plus frappantes. Le constat aussi des transformations que l'âge a apportées à ces corps, du moins ceux qui ont eu le loisir de vivre, corps des parents qui ont vécu après la mort de leur enfant, leur jeunesse, leur beauté. Et puis toutes les craintes et les émotions qui reviennent à évoquer tout cela...

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

8 commentaires à propos de “#P9 | Fouille fragile”

  1. Merci pour ce très joli texte, les mots font rejaillir les images de ce trio. Et sensation du temps qui passe en voyant ces photos noir et blanc, album photo à l’ancienne, merci.

    • Oui tenter l’exercice une fois de plus, la description d’un monde qui n’existe plus, pourtant définitivement fixé dans les plis du papier et de la peau
      Merci d’être passée par chez moi, Clarence….

  2. Les descriptions, pourtant courtes, sont très précises et chargées d’essentiel. Il y a une vraie poétique chargée de sens. Leur lecture a un goût de nostalgie disparue, exactement ce qu’on recherche quand on feuillette un vieil album de famille.

  3. Le « bref » atteint parfois son but…
    j’ai posé ces paragraphes comme un puzzle d’images tout en ayant une espèce de vision d’ensemble (vision d’un livre qui navigue en moi depuis longtemps), un prochain chantier sans doute…
    Ravie, Jean-Luc, de ton passage par chez moi…

  4. J’ai lu ton texte une première fois. Sentiment d’une belle description, précise et maîtrisée, mais un peu froide. Très peu d’indices de ce qui se trame. Et puis je l’ai relu après avoir lu le codicille. Et ont surgi alors toute la douceur et la tendresse du regard que tu portes sur ces personnes, et ces personnes entre elles.
    Alors je me dis que plutôt qu’en codicille, tu pourrais donner quelques indices de ton histoire dans le texte. Rien d’explicite. Il suffit de peu de chose à mon sens. L’évocation d’une perte quelque part. Pour éveiller le lecteur, le rendre attentif et sensible.

    • Merci Benoît pour ton passage par ici et pour ta lecture attentive.
      Eh bien les codicilles servent justement à ça, à donner des indices, biographiques par exemple. Par ailleurs il y a une continuité entre tous les textes écrits depuis le début de l’atelier (et aussi de l’écriture…) et il ne nous est pas possible à chacun d’entre nous de suivre avec précision les parcours de tout le monde. Donc souvent je ressens comme toi quand je lis des fragments un peu au hasard, je ne connais pas « l’œuvre » de cette personne, je ne peux pas tout saisir. Parfois j’abandonne d’ailleurs ma lecture, n’ayant pas les clés pour poursuivre.
      Pour ma part j’ai déjà beaucoup écrit sur ces photographies et sur ces sujets, plusieurs romans fondateurs et donc je ne peux plus écrire comme la toute première fois….
      J’ai mentionné dans le codicille que j’avais écrit ces fragments-photos dans la continuité de la proposition autour de Charles Juliet, ce qui donnait idée de lire les deux textes dans la même continuité et donnait aussi l’indice d’intimité…
      Merci infiniment en tout cas et à tout bientôt j’espère

  5. Suis allée lire votre texte P#8 donc puisque lié à celui-ci et le trouve tellement plus fort parce qu’il ne fait pas l’économie des mots : il dit sans pesanteur et avec pudeur. Le codicille ici me semble-t-il dit à la place du texte, ce qui l’appauvrit. Je partage l’avis de Benoît Pinero : la place des indices est dans le texte (non dans le codicille) et parfois il suffit de peu mais loin de moi l’idée de vous froisser Françoise. Merci pour ce partage intime.

    • Mais non, toujours si passionnant d’échanger sur des sujets aussi fragiles, pas d’ego là-dedans…
      et pas question d’être d’accord ou pas d’accord d’ailleurs…

      Alors oui, j’ai bien eu le sentiment de me mettre très à distance quand j’ai écrit sur les photos (et il me semble d’ailleurs que c’était l’idée de la proposition de départ ?… juste dire la photo de façon neutre, s’orienter vers la matérialité de la photo aussi ), et je n’ai pas laissé passer beaucoup de lumière, c’est vrai. Mais il s’agit là de choses extrêmement personnelles à la base même de ma conscience. Donc je voulais dire peu, laisser deviner, juste « écrire » les photos telle qu’elles étaient. Et puis il y a aussi le fait que ce sont des travaux fragmentés pour ce cycle Progression, plus une façon d’aborder les choses, une par une, tenter, expérimenter… ce texte-là existe pour en accompagner d’autres, n’est pas destiné à « rester tout seul »
      Enfin voilà quelques réflexions pour enrichir notre échange…