#P9 | Rémi (mon doux fantôme 2/2)

C’est une photographie en couleurs dix par quinze. Au verso, aucun indice de date. Pas de mention de lieu. Rien qui permette une quelconque identification. Simplement, en filigrane, la mention « Papier fabriqué par Kodak ». A chaque coin de la photo, une légère éraflure en forme de point. Trace d’épingles on dirait. Pas de trous pourtant. En haut, tout au bord, autre trace d’éraflure, blanche. Vestiges des maniements de la photographie : sans doute a-t-on tenté de l’accrocher avant d’y renoncer pour la consigner peut-être dans un album, l’archiver dans une boîte. C’est un portrait. Pas un de ces portraits officiels tirés chez un photographe. Mais un portrait vraisemblablement réalisé par un photographe amateur. Vu le grain de la photo, probablement un agrandissement d’une photo initiale. Ca valait donc le coup. La photographie est bien cadrée. Toutefois en bas à droite une forme blanche qui mange une petite partie du sujet : défaut de la photo ou fantôme d’une épaule, d’un bout de manche, hors-champ ? Sur fond de tapisserie ocre et orange à volutes blanches et motifs floraux, un homme d’une cinquantaine d’années. Tourné légèrement de trois quarts. Il est vêtu d’une veste finement rayée de nuances de gris, chemise blanche et cravate bordeaux sur laquelle on devine quelques motifs. L’homme semble plutôt trapu. Son visage arrondi offre un demi-sourire d’une grande bonté. Il ne regarde pas le photographe mais, légèrement sur sa droite, quelqu’un peut-être derrière l’objectif à qui il sourit. S’est-il aperçu qu’on le prend en photo ? Son corps est légèrement tourné vers la gauche et sa tête légèrement vers la droite. Alors oui, peut-être vient-on de l’appeler. Pour la photo. Il se retourne et sourit. Car il sourit volontiers. C’est en tout cas ce qui se lit dans ce sourire. Naturel. Sans efforts. Il porte de larges lunettes, épaisses, légèrement teintées. Les pupilles trahissent un léger strabisme. Sur le verre gauche en haut, une tache de lumière. Le front est large et haut, les cheveux gris assortis à la veste. De cet homme émane une grande douceur. Ce qui frappe sur cette photo, c’est l’harmonie des couleurs. Les échos de tons de ce portrait en camaïeu : nuances de gris de la veste, des cheveux, des sourcils, de l’ombre ténue de la barbe ; beige et ocre du papier peint et de la peau ; motifs de la tapisserie en écho avec ceux de la cravate, le tout nimbé d’une teinte sépia, chaleureuse. C’est une photo en couleurs mais d’un temps révolu.    

Cette fois, c’est une photographie en noir et blanc. Même format. Dix par quinze. Là encore pas d’annotations, ni de légende au verso de la photo d’un blanc légèrement jauni. Quelques taches ça et là mais presque imperceptibles. En revanche, la photo permet de situer géographiquement la scène. Elle figure une cabine de téléphérique à l’arrêt.  Sur la rambarde d’accès à la cabine, on peut lire « Téléférique du Béout, Le Gouffre de Lourdes » (n°7). Selon toute probabilité, il s’agit d’une photographie professionnelle proposée aux touristes en souvenir de leur passage. Elle est parfaitement cadrée, arrière-plan surexposé, blanc de lumière, pour mettre en valeur les sujets principaux à l’ombre de la cabine. Les lignes, très géométriques, s’opposent aux rondeurs des volutes et du personnage de la première photo. Diagonales des câbles, triangle pyramidal de la machinerie reliant la cabine aux rouages, parallélépipède rectangle de l’habitacle en alu riveté. C’est l’été. La cabine offre quatre fenêtres ouvertes, sans vitres, de sorte que la photographie se redécompose, en abyme, en quatre miniatures, parfaitement symétriques dans la répartition des dix occupants : deux, trois, trois, deux.  Première miniature : un homme occupe les trois-quarts du cadre, fine moustache, yeux froncés par l’éclat du soleil peut-être, petit sourire en coin, presque séducteur, polo noir à rayures blanches, col ouvert, le bras gauche épouse et mange le cadre inférieur de la fenêtre, le bras droit replié lui aussi, en appui sur le gauche. Campé dans le cadre en un triangle parfait, il tient dans la main gauche ce qui ressemble à un portefeuille. Au poignet, une montre. A ses côtés, une petite fille souriante coupe au bol et col claudine, en retrait et en étau entre polo rayé et bout de manche sombre du voisin de la deuxième miniature. Dans l’encadrement de la deuxième fenêtre, une jeune fille avec lunettes à l’air renfrogné et, à ses côtés, une femme avec gilet et haut (ou bien robe) à motifs. Derrière elles, un homme à moustache, qui dépasse tous les autres d’une tête. Il pose une main sur l’épaule de la femme, sans doute son épouse. L’adolescente, sans doute leur fille – l’aînée peut-être et la petite fille à la coupe au bol la cadette ? -, tient dans sa main droite une feuille, un ticket ou bien un dépliant touristique. On dirait que l’homme ferme les yeux. Ces trois-là ne sourient guère. Troisième miniature, troisième fenêtre : un homme aux cheveux blancs pose son coude gauche sur l’encadrement de la fenêtre, chemise à carreaux de bûcheron, sourire à peine fendu et regard dur de celui à qui on ne la fait pas ; à sa gauche, derrière lui – on dirait qu’il leur tourne le dos – une femme souriante dont une partie du visage est cachée par le vieux monsieur et devant elle, la tête d’une petite fille, juste assez grande pour regarder dehors et poser pour la photo. Elle sourit et semble se réjouir de l’aventure. Enfin, sur la dernière miniature, la plus éloignée de l’objectif, une femme, robe à fleurs, qui semble poser son visage sur l’encadrement de la fenêtre et un homme à chemise blanche, manches courtes, de biais pour laisser la place à sa voisine de fenêtre, tous deux très souriants. L’homme semble même en mouvement, le corps légèrement penché en avant, le coude gauche appuyé sur le cadre de la fenêtre, comme animé, malgré le caractère figé de la photo, par la joie que semble lui procurer l’excursion. Cet homme, c’est celui du portrait sépia. Beaucoup plus jeune. Il est amusant de penser que le jeu du cadrage à travers ces quatre miniatures a fait bouger les lignes, en recomposant, réinventant les familles et les alliances.

Deux autres photos, plus petites, carrées, aux couleurs vieillies et légèrement surexposées, montrent le même homme au portrait sépia, à chaque fois saisi dans une occupation quotidienne. Dans les deux cas, pas un regard pour le photographe. Sans doute ne sait-il pas qu’on le prend alors en photo. Il ne pose pas. Impression, en regardant ces photos, d’entrer par effraction dans l’intimité de sa vie. L’instant capturé par le photographe est d’autant plus émouvant qu’ici, la vie est saisie, capturée sans apprêt, naturelle et spontanée. Les coins en haut de la première photo ont été coupés en biseaux. La scène se passe dehors. La photo se décompose selon une diagonale entre ombre et lumière. L’homme est assis à l’ombre des arbres, au premier plan, sur un objet bleu que l’on devine être un seau. Il semble très concentré, tout entier à la tâche qui l’occupe.  Accroupi, jambes écartées, genoux remontés en grenouille, tête penchée vers le sol, il est torse nu, porte un short et une montre au poignet. On ne voit pas ses pieds cachés par une espèce d’objet blanc – un sac ? -. Devant lui deux bassines orange, une grande dans laquelle on devine de l’eau et une petite. Sa main gauche et son regard plongent dans la plus grande des deux bassines. Il lave quelque chose. Revient-il de la pêche ? Derrière lui, une Citroën Ami 8 blanche, la sienne sans doute. Derrière, un peu plus loin, l’avant d’une deux-chevaux, blanche elle aussi. Et encore derrière, des arbres. A droite, dans le hors-champ, des arbres encore : leur ombre se découpe sur l’Ami 8 et sur le sol herbeux. Un soleil de midi ou d’après-midi blanchit la lumière. C’est l’été, il fait chaud. Sur la deuxième photo, légèrement piquée de petits points noirs au recto comme au verso, c’est le même soleil qui écrase les blancs et le triangle d’un ciel que l’on suppose bleu. L’homme est cette fois tourné vers la droite. La scène se passe sur une terrasse d’appartement probablement. Très étroite.  A gauche, l’encadrement d’une porte-fenêtre. L’œil ne distingue pas tout de suite le reflet d’un seau écru dont on peine à savoir où il est posé, dont on se demande s’il est reflet ou bien réalité. Echo troublant au seau bleu de la première photo. A droite, une espèce de rambarde en bois. En bas à droite, on devine le socle vert d’eau et poussiéreux d’un parasol dont on aperçoit un bout en haut dans le coin droit, rouge à fleurs jaunes ou bleues. Une toile à rayures, légèrement transparente, a été tendue également pour se protéger des rayons du soleil. Dans ce décor étroit, l’homme est assis sur une petite chaise, de sorte que ses genoux surplombent légèrement le bassin. Il porte un pantalon, des chaussettes et des chaussures fermées malgré la chaleur, ainsi qu’un haut marine à manches courtes entre polo et chemise. Il porte des lunettes à monture épaisse noire. Ses bras reposent sur ses genoux ; le bras droit semble s’appuyer sur une espèce de guéridon. La main gauche est posée sur la main droite. On devine une montre et une alliance. Il regarde droit devant lui. Contrairement à la première photo où l’œil se concentrait sur le sujet dans un décor sans ambiguïté aucune, ici, c’est le décor et le hors-champ qui finissent par retenir l’attention : le regard peine à restituer la cohérence des espaces sur cette photo. Ainsi, ombres et reflets semblent dessiner sur les façades blanches et la porte-fenêtre, un autre décor que celui de la terrasse. L’œil crée des continuités peut-être fictives entre des éléments discontinus : s’il faut, la forme circulaire vert d’eau n’est pas un socle de parasol, ni le tissu rouge à fleurs sa toile. Le regard de l’homme, droit devant lui, semble pointer sur ce qui nous parait un horizon barré par la clôture en bois. On dirait bien pourtant qu’il fait face à quelqu’un dont il écoute attentivement les paroles, au point de ne pas tourner l’œil vers celui ou celle qui le prend en photo. La stabilité tranquille de l’homme dans ce décor troublant crée une impression étrange.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !