#HorsSérie (récit de l’objet) – Le monde entre tes doigts

C’est un crayon à papier. C’est rien un crayon à papier. Détrompe-toi c’est le monde entre tes doigts. Quelques grammes de bois, du cèdre à encens le savais-tu seulement le parfum de ce qui pourrait être raconté, écrit, dessiné le sens-tu, la mine pressent, elle seulement, le geste et l’histoire le récit; vois-tu seulement l’arbre pyramide se fait cadran du vivant solaire, tous les accords du présent composé de feuilles vertes et bourgeons, des futurs antérieurs en humus fertile, des passés décomposés pourritures nécessaires, l’arbre aux crayons les tient, ensemble réunis, fils de temps superposés, d’une branche souple et odorante. Tu en rajoutes, moi je vois une scierie et de la poussière. Tu ne crois pas si bien dire. Une forêt avalée, grume au sol traîne lent le sillon jusqu’à l’écorceuse gourmande, tourne tourne et les découpes, chirurgicales. Un homme chef d’orchestre, à son oreille posé, un petit bout de bois, veille à la cadence et notera d’un moment à l’autre sur le carnet le débit du jour. S’enflammer pour un crayon. Et alors ? La forêt avalée, la flamme lèche les troncs de bas en haut, sa langue crépite au contact de la sève, elle sent l’horizon orange épais, elle se goinfre plante ses dents les sous-bois, les fruits mûrs, l’antre de l’oiseau ne reste que le noir brillant dans le rayon oblique de fin du jour. Le crayon à papier, c’est le bois, la sève et la forêt, les racines et la terre, c’est la mine. Noir le carbone comme ces cendres laissées là. Le graphite plutôt, le savais-tu ? Je ne tomberai pas dans ton piège, le graphite, autre carbone, même nature. Le carbone c’est la terre, la croûte. Le crayon est la terre et sa profondeur l’argile au-dedans, savant mélange, savante alchimie le monde entre tes doigts. L’argile connaît l’âge des temps de la Terre, entre tes doigts le crayon. Elle a vu naître la femme la première, a consigné contre l’arbre premier lui aussi une date posée au charbon là où l’écorce laissait à nu les veines de la vie. C’est le même crayon qui compte contre le mur dans le coin, là où l’ombre et la peinture sont malades, cloques molles et grises, pas les moyens d’investir ici, dans l’angle, mort. Il n’écrit rien ici mais il trace tout, les jours infinis, parfois se laisse aller aux courbes d’un prénom, deviendront larmes noires à la prochaine averse, les gouttes rythment le temps lorsqu’il se fait plus petit que ce que crayon peut saisir. Bientôt, il disparaît entre les doigts, est taillé sous la table, minuscule à l’abri des regards près à siffler tout travers qui pourrait bousculer la verticale des lieux. Le temps est un bâton sur un mur, un maton uniforme azur, un crayon, compte les blessures. Peu importe. Jusqu’à sa dernière phalange il comptera et le mur et les clés et les cris et l’attente et le vide. Pourquoi le crayon ? Il y a toujours un crayon. Une trousse, une table, un chevet, un tiroir. Le crayon c’est les idées, jetées sur ce bout de papier maintenant froissé, il sait tout ce qui a été écrit, avant l’Ecriture. Les brouillons, les ratures, les lettres posées trop vite, les mots déformés le post-it, tombé oublié. Le crayon, les a vu, les a lu, garde les dessins de toutes ces lettres effacées, il connaît les secrets des journaux sous les matelas derrière les cadenas, il garde l’empreinte des vies qu’il a consumées. C’est presque joli mais manque la réalité. La réalité c’est le crayon et le mur et la mine. La réalité c’est le temps mesuré, comme trois pommes au jour ridé où il faut la pointe des pieds pour le déposer sur la chevelure de l’enfant, tracer le dernier indice d’une présence, trait noir appuyé au goût de cicatrice. Les précédents pourtant sentaient lui la compote de fruits tournée à la marmite du dimanche, celui-là le rayon rentrée des classes du supermarché le parking bondé, zone commerciale à vingt minutes à peine, celui-ci le dernier père noël embrassé angoissé par cette barbe à étouffer le sourire pour la photo. Puis il s’envole de son nid, la forêt, l’arbre, le temps, les racines, la terre, les entrailles, l’ombilical inéluctablement arraché, un enfant qui s’en va un monde en soi, le crayon vois-tu le monde entre tes doigts.

Codicille: Jour 5 Le livre a mis de l'enjeu là où il n'y avait que du jeu. J'ai tourné autour du texte comme on refuse un obstacle, on fait une volte, reprendre de l'élan, à main droite repartir. A main gauche j'écris amble, je sens que ça boîte, je cherche la foulée et le livre qui empêche d'y voir clair. Je l'enterre finalement, profond, j'ai de la terre plein les doigts, je ne sais pas ce que ce geste va changer à ce qui viendra, à ce qui vient, à ce qui est venu. Une fois lancée, je le sens je suis moi, juste moi, ouf ça va je ne pense plus au cadavre à mes pieds et maintenant que j'écris ce dernier codicille je me demande si à la lecture on sent ce livre-caillou dans ma chaussure ou si j'ai réussi à m'en défaire. Je me relis et je me dis que c'est l'histoire dont j'avais envie. Je crois que ça va. Moi, ça va.
Codicille: Jour 4 Je le tiens! L'anodin est venu dans la nuit et je l'ai reconnu. Oui, oui, oui!
Codicille: Jour 3 Les listes d'objets préoccupent peu l'esprit aujourd'hui. Pourtant ils s'accumulent et je continue à leur dire NON. Mais je sens que je m'approche d'un objet effarouché. Il se dissimule pas très loin mais je sens ça présence et déjà comme quelques mots viennent affleurer et dire qu'ils seront là présents, disponibles pour le mettre en récit. Eux me guident peut-être vers lui. C'est drôle. Ce qui l'est moins: le livre préexiste à l'écriture. C'est étrange. Je n'ai jamais écrit avec un livre déjà là qui produit de l'injonction, je me dis "il faut que ce soit bien", qui produit un sentiment de soumission. Jusqu'à aujourd'hui, le peu de mots que j'ai jeté ici (surtout ici) ou là n'avaient d'autre raison qu'une certaine nécessité (là) ou étaient nés d'une facétieuse envie d'être au monde pour le jeu collectif (ici). Leur point commun: ma sincérité, ma naïveté (ne pas se méprendre, je la chéris comme une qualité précieuse). Ou plutôt ils étaient crus ou frais, non-transformés, en circuit court de moi à la page, vente directe  prix libre, déposez un commentaire dans le chapeau avant de partir! Cette présence hors-série du livre, j'ai l'impression qu'elle m'impose une sorte de détour, de la cuisine, de l'argenterie, une nappe alors que je n'ai fait que pique-niquer. Le tupperware est la patrie de mon écriture. Je dois biffer le mot livre dans mon esprit, le rendre nul et non avenu. François écrivait responsabilité. Je voudrais m'y soustraire pour ne pas trahir mon potager. Ha c'est donc ça le danger dont il parlait? Peut-être? La rhétorique? Je ne trouve qu'une solution dominicale, oublier le livre, marcher pieds nus dans un coin de terre, cueillir une tomate cerise la manger, tout de suite, explosion entre la langue et le palais, juteuse, presque sucrée, remuer du bout de l'orteil le pied de menthe, admirer ces deux fraises qu'il faut laisser là un peu encore, jusque demain. Non, non, non,  non, non, non, non, non. Jour 4 sera demain.
Codicille: Jour 2 Ce serait confortable un récit sur un coussin, ou des lunettes de soleil: qu'ont-elles vu ou caché?! Des gants, ceux d'un meurtre parfait? Ou plutôt une bière qui crie la vérité, mais quelques gorgées et l'histoire serait déjà finie. Non, non, non, non. Jour 3 sera demain.
Codicille: Jour 1 Je like la vidéo de François Bon "écrire | récit de l'objet". Je l'ai regardée oui et j'ai bien aimé alors j'offre un pouce à l'endroit, j'aime bien faire plaisir. Avant d'aller puiser dans les ressources, je reste là et je réfléchis aux objets avec lesquels mon corps est maintenant en contact. C'est ma première liste. Tongues, sous-vêtements, robe noire, montre, ordinateur portable, table, chaise. Déjà une deuxième liste s'improvise car évidente: les objets posés sur la table et une règle tout de même, , exclure ceux déjà mentionnés. C'est ma deuxième liste. Vase en céramique et ses fleurs séchées, chargeur blanc de téléphone, tasse bleue presque vide d'un déca froid, souris sans fil grise forcément, agrafeuse noire, baume à lèvre chocolat, cruche en verre à moitié pleine, carte bleue, téléphone noir, le cahier noir des ateliers et son stylo ouvert à la fraîche page "récit de l'objet", un bracelet argenté, un surligneur mauve, une pochette cartonnée "diario vivo", une feuille de brouillon "A FAIRE" (note pour plus tard: y ajouter "faire des listes d'objets"), 4 fiches de notes "primaire écologiste: propal des candidats", feuille de brouillon de mon fils "pour mon anniversaire". Maintenant je regarde tout autour, la pièce où je me trouve, le salon. Il y a trop d'objets, on en crève et la Planète avec. Les objets. Ce serait trop long, pas de liste mais je crée deux colonnes dans ma tête: les objets qui existent (il y en a peu) et ceux qui sont seulement là (le reste). C'est peut-être dans ce reste qu'il y a une histoire qui se cache. J'attends. Je vais lire un peu ces hommes et ces femmes qui ont fait récit de l'objet. Jour 2 sera demain.

A propos de Rebecca Armstrong

J'aime la voix alors j'ai fait de la radio (associative), je produis des podcasts et mon métier c'est de faire lien avec ma voix. J'ai écrit, vraiment pour la première fois, récemment. Un manuscrit instinctif est né: des flashs d'un temps passé disons. Il s'appelle "1.2.3". Je souhaite désormais explorer l'écrire avec la profondeur que je sens ici, avec tout l'enthousiasme de la novice. (Et au fait, j'aime les tatouages, les apéros, les lecture à voix haute, mon potager minuscule, courir le matin et lire)

22 commentaires à propos de “#HorsSérie (récit de l’objet) – Le monde entre tes doigts”

  1. Merci pour ce partage Rebecca ! Ma première liste s’est constituée autour d’objets du pays natal : le char à bœuf avec cette belle couleur bleu vif, une vieille cartouchière et puis non, trop tendance nostalgie. Alors pourquoi pas le casque audio stéréo ? La frite Mac Do ? Le masque chirurgical ? Non, trop tendance sociologie. Alors prendre le temps, ne pas s’emballer. Déjà pas mal d’objets aussi dans nos L9 !

    • Merci Jérôme! Merci aussi pour ton message qui éclaire aussi ton processus. Je me dis que ça peut être intéressant de suivre en mots croisés comment on prend le temps d’avancer vers notre objet à récit… 🙂

  2. Merci Rebecca de lancer le sujet. J’ai envie de parler d’un objet qui me fait peur : l’enceinte sans fil ou pire l’enceinte connectée, et d’explorer les ressorts de cette peur, mais je parlerai peut-être du barbecue que j’ai passé l’après-midi à nettoyer.

    • Haha! Entre les deux ton cœur balance 😉 Moi… et bien je fais des listes en photos, tout ce sur quoi je tombe. C’est bien d’avoir une maison où le bazar est un art de vivre, les objets vivent ici leur vie propre!

    • Les listes en images m’ont permis de rentrer dans l’exercice de façon amusante 😉

  3. Très beau Rebecca, l’odeur du crayon à papier a de relents de nostalgie. Comme toi, j’ai attendu de publier pour lire les autres contributions. Au final, je ne suis pas très loin de toi avec mon surligneur. Mais je suis également à des années lumière…

  4. « Pourquoi le crayon ? Il y a toujours un crayon. Une trousse, une table, un chevet, un tiroir. Le crayon c’est les idées, jetées sur ce bout de papier maintenant froissé, il sait tout ce qui a été écrit, avant l’Ecriture. Les brouillons, les ratures, les lettres posées trop vite, les mots déformés le post-it, tombé oublié. Le crayon, les a vu, les a lu, garde les dessins de toutes ces lettres effacées, il connaît les secrets des journaux sous les matelas derrière les cadenas, il garde l’empreinte des vies qu’il a consumées.  »

    J’adore !

    Bel accouchement au bout de ces errances comme une transe policière : arriveras-tu demain enfin à LE trouver cet objet… et puis le voilà, simple bout de bois mais qui en raconte tellement…

  5. « La réalité c’est le temps mesuré, comme trois pommes au jour ridé où il faut la pointe des pieds pour le déposer sur la chevelure de l’enfant, tracer le dernier indice d’une présence, trait noir appuyé au goût de cicatrice. »
    Belle formulation évocatrice et énigmatique tout à la fois.

    • Merci Christian! J’aime bien ce passage, c’est l’un des premiers éléments du texte qui m’est venu assez tôt, dès le mot trouvé.

  6. Quel souffle, Rebecca !
    Ta lente et progressive approche valait vraiment le coup.
    On est emporté…
    Merci !

  7. Je trouve ce texte très beau, les liens aux arbres, à la terre, l’amplitude et l’intensité, le monde dans de toutes petites choses, la mine, le trait, entre les doigts, les gestes, les empreintes effleurées « Les précédents pourtant sentaient la compote de fruits tournée à la marmite du dimanche ». Le codicile aussi, où tu nous emmène dans ton cheminement. Merci pour cette générosité.

    • Merci à toi pour ta lecture. J’avais envie vraiment de mettre le monde entier dans rien du tout… Merci encore