Palm Eden

Passer la grille grande ouverte par l’homme qu’on appelle le jardinier, prendre courtoisement de ses nouvelles, ne pas écouter la réponse qui meurt dans sa bouche, frotter dans ses doigts les feuilles des cyprès de la haie qu’on confond avec un eucalyptus, lui piquer quelques fruits pour un virtuel collier parfumé, les humer, leur odeur forte et bonne, de sec, de sud. Serpenter vers la villa, vigie ocre rose plantée en haut de colline face mer, grimper les larges marches en rusticage dans l’odeur forte, de sec, de sud des pins et des figuiers. Là haut, comme une reine en son fauteuil, bouche en fente de boîte aux lettres, elle flotte dans sa peau comme un drapeau dans le ciel, reçoit majesteuse en pythie ancienne lavée de tout chagrin, tout désir, mais fixée encore à deux ou trois choses : recevoir amis d’été sur Sa plage, protéger Sa plage des voleurs de mer, prendre un bain chaque jour pour faire flotter dans l’eau -Son eau- son maillot noir où flotte aussi toute sa peau devenue trop grande et rassemblée en plis, car elle n’a plus de lisse que la plate crinière de ses cheveux blancs, houspiller Laure, Sa femme à tout faire, pour le reste : bienveillance et patience de bonze, sourire de contentement fixe de bouddha tranquille. Mais si les voleurs de mer veulent accoster sur Sa crique, Son rocher qu’elle possède fort et à passion, la pythie devient sorcière. Au pied de la villa les boules rose et bleus des hortensias frôlent la table de ping pong en marbre et le souvenir se perd… un petit perron, une terrasse en coursive au bout de laquelle une serre brûlante, un palais tout en vitraux pastel et poussièreux, vide de toute plante où cuit peut-être un banc en volutes forgées, l’air irrespirable dans lequel on s’enfonce pour s’emparer la première du fauteuil roulant, quitte à se brûler les fesses et les mains, dégouliner de sueur en un instant et vite esquiver l’adversaire, faire chuinter les deux roues sur les dalles de ciment colorées de la coursive, faire la course avec soi-même vite vite, retrouver la griserie perdue du landau pas si lointain et envier presque le vieil invalide condamné à ce jeu-là qui a fini sa vie rivé à cette poussette pour laquelle on se dispute sous la gêne hypocrite des parents et le sourire tranquille de sa vieille veuve consentant à ce que ce monstre à deux roues participe aux jeux barbares de l’enfance. Et quand l’autre roule, coller son nez aux portes fenêtre mi-closes, observer l’intérieur cossu en attendant son tour de fauteuil Maman dis-lui que c’est mon tour ! Surprendre dans la pénombre des reflets de porcelaines ou de bronzes, les éclats vernissés du mobilier en bois de rose retranché dans une sage attente, les petits fauteuils en cercle du salon où l’on n’a jamais été invités à pénétrer et porter vers l’étage inaccessible ce désir de fouiller et de découvrir ce que cachent les volets couleur de jade, quel mystère et quelles chambres dorment là, quels édredons de satin sous lesquels se glisser, quels coussins de dentelle où s’appuyer et quelle coiffeuse devant laquelle peignera sa plate chevelure de sel la veille dame à la villa désertée ? 

A propos de Catherine Plée

Je sais pas qui suis-je ? Quelqu'un quelque part, je crois, qui veut écrire depuis bien longtemps, écrit régulièrement depuis dix ans, beaucoup plus sérieusement depuis trois ans avec la découverte de Tierslivre et est bien contente de retrouver la bande des dingues du clavier...

9 commentaires à propos de “Palm Eden”

  1. Catherine Plée, vous titillez ma curiosité ! Ce décor, cette inquiétude qui sourd, cette vieille dame qui semble sortir tout droit de l’univers d’Agatha Christie … que va-t-on découvrir ?

  2. N’empêche !  » …ce désir de fouiller et de découvrir ce que cachent les volets couleur de jade, quel mystère et quelles chambres … » 😉

  3. et une découverte, mêlée aux jeux (ce qui n’a rien de contradictoire il me semble) de la cruauté. Un style parfaitement en accord, une description sans fard et charmante en même temps

    • merci Brigitte, de cette lecture pleine d’indulgence, je suis d’autant confuse que très en retard dans mes lectures déchirure muscles dorsaux obligent à limiter le temp d’ordinateur… Pourvu que ça cesse

  4. Beaucoup de charme dans cette langue-souvenir, je me suis laissée bercer puis entraîner avec une grande envie d’en découvrir davantage. Une époque, une élégance et des « Sa, Son, Ses » en confidences perdues ou cachées d’un temps ou d’une sphère aux cultures particulières. Ce texte ouvre à d’autres espaces. Merci pour cette lecture !

  5. ah merci CM (drôle de prénom CM !) comme je dis plus haut en retard dans mes lectures, pleine de gratitude mais difficulté d’écrire le temps que les muscles s’apaisent, donc se sens un peu ingrate quand même…mais va lire car ça c’est possible….

  6. Description fascinante par la façon d’exposer ce qui se dérobe au milieu du mouvement de ce fauteuil roulant. Beaucoup aimé. Merci.
    Beaucoup aimé vos fenêtres aussi, j’avais laissé un commentaire qui semble s’être perdu, tant pis, mais pas l’impact qu’a eu votre texte sur moi.