Pas lui sans elle, pas elle sans lui

Toujours il téléphone, toujours, à elle, il lui téléphone tous les jours, deux fois au moins au téléphone, deux par jour, c’est lui qui appelle, il l’appelle, il sait le numéro, il fait son numéro, il distingue bien les touches du téléphone, il sait le numéro par cœur, il compose le numéro et elle attend, elle attend qu’il appelle.
Toujours, elle attend, elle attend qu’il appelle, elle répond au téléphone, elle sait qu’il va l’appeler, elle oublie beaucoup de choses mais ça elle sait, elle le sait, elle attend la sonnerie, elle l’entend la sonnerie, elle répond au téléphone, deux fois par jour.
Toujours il téléphone. Et si une fois il n’appelle pas, elle s’inquiète, elle cherche quelqu’un, quelqu’un qui l’appellera, lui, pour lui parler.
C’est rare quand il ne l’appelle pas car toujours il l’appelle. Ils tiennent chacun leur téléphone et se relient intensément, tous les jours, deux fois au moins par jour.
C’est rare quand il ne l’appelle pas et s’il ne l’appelle pas, ce n’est pas qu’il est mort. Il lui a dit hier : je t’appellerai plus tard demain mais elle a oublié, elle s’inquiète. Elle a peur, elle attend et s’endort tout près, tout près du téléphone.
Toujours maintenant il appelle, il a peur qu’elle s’inquiète, il s’inquiète qu’elle s’inquiète, il a besoin de lui parler, elle a besoin de lui parler.
Ils parlent de quoi, de tout, de rien, de leurs parents, de leur enfance, de leur repas du jour.
Elle dit au téléphone qu’elle ne peut plus marcher. Elle dit au téléphone qu’elle ne voit plus très bien. Il dit au téléphone qu’il se force à marcher, chaque jour, marcher, c’est important. Il parle au téléphone de sa promenade.
Elle dit parfois : mon petit frère, il ne m’a pas appelée. Parce qu’elle a oublié. Alors elle attend, elle a hâte, elle s’inquiète. Elle s’assoupit.
Toujours il téléphone et parfois elle s’endort, avant la sonnerie, elle s’endort et n’a pas entendu. Alors il s’inquiète et alerte, ma grande sœur, elle n’a pas répondu, je m’inquiète.
Il veille sur elle, de loin, par téléphone. Ils vieillissent loin l’un de l’autre. Lui sans elle, elle sans lui, loin si proches et reliés, réunis, connectés, par les mots, par la voix. Comme de vieux enfants fatigués, ils s’entendent et s’attendent puis se disent à demain. Peut-être.

A propos de Sylvia Boumendil

J'ai été éducatrice puis formatrice. J'ai suivi une formation "Histoire de vie en formation" à l’université de Nantes, un séminaire à Paris 8 "Faire l'histoire de nos apprentissages de la lecture et de l'écriture" et j'ai été formée à l'animation d'ateliers d'écriture dans la maison de Julien Gracq à St-Florent sur Loire "Lire et écrire en pays de Loire". J'ai publié un livre d'art et des textes dans des ouvrages collectifs. Sites : ecrire44.fr / sylviaboumendil.fr

12 commentaires à propos de “Pas lui sans elle, pas elle sans lui”

  1. Impossible de ne pas se projeter dans ce texte fort, haché, heurté comme sa mémoire à elle… mon petit frère il ne m’a pas appelée… ça résonne très fort, pour moi en tout cas… des situations qui pourraient bien arriver dans l’avenir et ça fait frissonner…
    merci Sylvia…

    • Merci Françoise, quel vibrant et touchant retour…
      Il m’encourage à explorer plus encore ce autour de quoi je tourne depuis longtemps.
      Encore Merci !

    • Merci Anne, je suis touchée par votre retour.
      Touchée aussi par votre texte qui me renvoie à un livre où se côtoient amour et violence : Sauf les fleurs de Nicolas Clément.
      Je trouve très fort de donner place aux objets, gestes, expressions, de parler de ces corps qui en disent finalement très long sur les personnes elles-mêmes.