pas que la barbe

Il n’était pas coquet, ou pas vraiment, il vérifiait seulement le matin dans sa glace qu’il était bien lui, qu’il se reconnaissait, et puis l’état de sa barbe, mais de son visage il savait uniquement que c’était une part de lui – une part qui semblait ne pas heurter les regards –, ne le voyait pas, l’habitait.

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Ce matin il le voit, et soudain, en coupant quelques poils qui défigurent une des boucles noires de son collier, en les peignant rapidement, ce qu’il ne fait pas d’ordinaire, pour leur rendre le volume désiré, en les parfumant légèrement – et il sourit en se souvenant qu’autrefois, aux temps où ils étaient familiers, elle se moquait de lui, s’interrogeait sur la présence féminine qui devait, à coup sûr, être attendue – il découvre cette profondeur, cette netteté, ce trait, cette ride, qui descend, à droite, depuis l’aile palpitante du nez vers sa bouche, qui change l’équilibre de son visage, le déstabilise, et dans son imagination s’est projetée une image, sa jeunesse telle qu’il pensait l’ignorer, telle qu’elle n’était plus.

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En tête d’un article, et sans liaison évidente lui semble-t-il avec la théorie économique qui suit, une face, visage de femme dont le menton aigu vient se poser entre les deux mains comme dans un nid, un regard qui le fixe, des yeux sans expression comme des lacs morts, il se demande ce qu’il exprime, lui, quand il ne s’en soucie pas, et puis pose son menton entre ses mains, ses doigts cherchant à prendre conscience de sa peau, de l’épaississement, s’agace un peu de l’importance qu’il accorde soudain, à cause de ce retour d’un passé qui n’avait rien que de familier – peut-être est-ce ce qui en fait la force –, à l’image qu’il envoie vers les autres, choisit d’en rire.

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Un gribouillis sur une feuille qui traîne, des traits serrés, des accentuations, une toile d’araignée d’où émerge l’idée d’une face, une bouche épaisse, une paupière baissée… est-ce lui ?

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La joue rebondie de son fils, les cils bouclés, penchés sur l’album de photos qu’il a posé sur une table, la voix qui demande devant un minuscule brouillon émergeant d’une masse de dentelles blanches, au centre d’une petite photo carrée, dentelée – «c’est moi ?» et au moment de répondre l’hésitation et puis : «non c’est ton oncle», alors qu’il n’en est pas certain, peut-être ce schéma de visage enfantin est-il le sien.

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Tourner le coin de la terrasse, elle est là, et il ne la reconnaît d’abord que parce qu’il l’attendait, elle sourit

  • tu n’as pas changé
  • toi non plus (mais il n’en est pas sûr, et elle? sincère ?)
  • les années tout de même sont passées sur nous (et l’écoutant il touche la ride, elle sourit, elle pose un doigt au coin de sa bouche sur la cicatrice qu’il reconnaît maintenant, moins grande que dans son souvenir, et puis la main va vers lui, se pose sur la fameuse ride, comme un lien)
  • et ton mari ?
  • ton frère, comme nous… Toi, tu as toujours ce sourire..

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Il dit : «attends» – il s’applique, il plisse le front, il bouge ses oreilles – son fils rit, il est fier.

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  • tu as un front de penseur et une bouche d’ogre

Il rit et ses lèvres ne sont plus un peu trop épaisses, elles sont la joie.

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Il est penché sur un courrier qui a l’air officiel, visage attentif, qu’elle voit un peu de biais. Cette peau qui semble devoir garder éternellement le souvenir brun des mers dont la vie l’a séparé, la gravité qui fige, annule presque, les traits, ne laissant que le bourrelet tordu au dessus des yeux encore étrécis, des très fines fentes noires dardées sur les mots, la bouche un peu ouverte, pour lire muettement ou pour répondre en silence, mâcher des arguments.

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Paupières en berne, méplats des joues s’abandonnant, il dit : «je suis vieux, si vieux, trop vieux», elle répond «mais non» – il a un regard dur comme un reproche, elle se reprend : «nous sommes magnifiquement vieux». Ses yeux sourient et le coin de sa bouche se plisse. Ils sont encore juste assez jeunes pour que cela ait une saveur de plaisanterie, ou presque.

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

13 commentaires à propos de “pas que la barbe”

  1. dans chacun de vos textes vous donnez au visage, vie, mouvement, et présence…des images émergent — légères d’ailleurs— et ça me touche .

  2. Toujours cette délicatesse, cette langue précise qui me touche tant, il y a une lumière, un grain particulier dans vos textes, je trouve pas bien les mots ce soir mais fallait que je le dise.

  3. Brigitte, quelle virtuosité ! Oui, c’est tellement ça qu’il faut faire… Ces fragments parfaits, épars et si faits pour être ensemble. Douceur, nostalgie, clin d’oeil… Merci, c’est magnifique !

  4. merci Anne je pensais moi que c’était un peu trop récit…
    honte parce que lis peu.. on verra ce soir

  5. Je suis rentrée dans le miroir avec cet homme à barbe, c’était facile et passionnant…merci chère Brigitte
    En fait ça me donne envie d’écrire d’autres textes pour cette si belle proposition…. à très vite en tout cas…

  6. Oh ! merci, Brigitte, pour cette belle entrée en matière… la vie, le temps qui passe, et la sincérité dont on doute toujours, tant on manque d’indulgence envers soi. Et cette phrase superbe : « nous sommes magnifiquement vieux ». La sagesse !