Georgette

Encore maintenant, et depuis son départ – dès son départ – c’est sa voix qui m’a toujours dessiné son visage. Filigrane calé léger derrière le rideau à côté duquel elle s’asseyait. Ombre épaississant au fur et à mesure que montait la voix. Timbre de ses mots de remontrances flottant nombreux dans l’éclat noir de ses yeux, pas bien grands, mais si ouverts sur moi, comme pierres de lave à saisir chaudes entre elle et moi, contre sa joue si douce encore, malgré l’âge. Posée contre le cuir marron du fauteuil.

Plis. Je me demandais pourquoi ces plis autour de sa bouche. Plis qui semblaient amers, dessinant les embrasses d’un rideau sévère tirant sa bouche vers le bas. Fausses routes. Fléchage hasardeux des commissures, comme flétrissures aléatoires. C’était une erreur de visage. Amère, elle ne l’était pas. Ne le fut sans doute jamais, tout au long de cette existence où elle le garda rond, son visage – visage si rond de mère.

Je grandissais, et je me penchais sur son visage – elle était très petite – pour l’embrasser lorsque je revenais, lorsque je repartais. Goût de ses joues mêlé à l’odeur du trait de rouge à lèvres rouge dont elle barrait sa bouche avant de s’asseoir dans son fauteuil derrière le tulle du rideau. Tache grenat, signature d’elle sur son visage. Apparat du retour, apparat du sourire dans le miroir de la salle de bain, pointillé quotidien sur sa bouche du temps qui allait, mais qui ménageait son visage, qui restait si doux autour de sa bouche des dimanches.

Mystère de ses joues et nombre incalculable des baisers que j’y ai posés. Et c’est de l’extrême précision de la sensation de ses joues sous mes lèvres que renaît à volonté son visage. C’est une fleur sans pétales, un bouton fragile d’où émerge d’abord le reflet de ses lunettes cerclées de métal – deux brefs éclats de lumière – et le reste se construit autour, les cheveux permanentés et l’odeur de la laque. Visage fleur que j’ai arrosé de larmes lorsqu’elle est partie.

Visage que j’ai appris à reconstruire vertical et mobile, vertical et bavard – le trait grenat de la bouche et le grain de la poudre sur son nez rond – lorsqu’elle s’est alitée, pour longtemps. Puis pour toujours. Je ne la voyais plus que de profil lorsque je m’asseyais à côté de son lit. Alors je comblais le creusement de la joue, ignorait les cheveux plaqués sur l’oreille, comme épuisés affolés par le désordre intérieur qui avait commencé à ronger sa tête, vidant peu à peu son visage de ce qui le faisait sien.

Visage que j’ai ressuscité. Une fois. Un jour. Son visage latent, celui qui dormait, souriant d’un de ses derniers sourires, sur un négatif photo. Visage gardé ainsi prisonnier de granions d’argent tout le temps des derniers jours de sa vie. Soigneusement enroulé et tenu lisse dans l’épaisseur de la pellicule, et que je gardais jalousement, ayant décidé que je lui rendrais vie après. Pour qu’elle ne reste pas morte. Pour qu’elle me sourie encore une fois sur l’épreuve papier. Dans l’obscurité du laboratoire. Dans le clapotement du révélateur. Douceur utérine à faire basculer l’empilement des années. Improbable naissance sous la lumière rouge inactinique. J’ai accouché de son visage.

A propos de Isabelle Dartiguelongue

Prof de français, je parle chinois aussi, et j'aime quand les deux langues se catapultent. Prof de FLE aussi. J'aime les mots, et courir, et danser - et ici, à Tiers Livre, c'est la valse des mots, les miens, les vôtres. Me sens chez moi, même si très souvent en voyage.

3 commentaires à propos de “Georgette”

  1. rectificatif du commentaire ci_dessus : texte magnifique. couture magnifique (je crois que le point « georgette » n’existe pas. une erreur grossière de ma part. toutes mes excuses). texte qui m’a beaucoup touchée.