#photofiction #09 | Le mur amer

ARN Mots clés : 2020 – Automne – Repères – 1919-1945 – (Granit) – Trégor
Bodic, commune de Lézardrieux

Une rivière vide. La voie ferrée depuis Saint Brieuc passe au bord de la rivière du Trieux. Et au moment où tu passes, elle est vide. Une rivière qui attend son eau. Des bateaux sont couchés dans la vase, une vase humide et brillante, odorante, rien de craquelé comme les terres trop sèches du Sahel. L’eau est juste sortie un moment. Les marées, tu sais, tu comprends, tu as appris à l’école. Mais tu n’as jamais vu.  Tu n’as jamais vu la patience de la vase qui attends le retour de l’eau, la patience des oiseaux qui attendent son départ. Le flegme des bateaux qui se couchent et se relèvent. À Paimpol tout va bien. Les bateaux flottent sur une eau sombre. Dans un coin, flottent des bouteilles en plastique vides et des morceaux de polystyrène, une écume équivoque, c’est un port. Marchands de glaces, terrasses de café avec lunettes de soleil et marinières proprettes posées sur les dossiers des chaises. Un quai Pierre Loti, mais pas de morue à la carte des restaurants. Au bout du port, côté chantier naval et bateaux en souffrance, tu passes le long de l’écluse, jusqu’au bout de la jetée. Et là, rien. Les bouées du chenal posées dans la vase, leur chaine inutile entortillée, des perches rouges et vertes, uniquement comme perchoir pour goélands criards. Pas de mer. Du tout. Tes yeux n’arrivent pas jusqu’à l’eau. Aucune surface lisse pour refléter la forme des nuages. Du marron, du vert, du gris. Mais pas de bleu. Du solide, pas du liquide. Et au bord du Trieux, demain tu verras ce mur, le mur amer de Bodic. Un haut mur coiffé d’un triangle vert, avec une maison pour le soutenir et une lanterne pour la nuit. Un mur construit sur la terre pour se diriger sur la mer. Un endroit où même à terre, on parle de la mer, même si, deux fois par jour, elle joue les filles de l’air. Tu n’as jamais vu un endroit où la terre et la mer s’entendaient si bien qu’elles jouaient, deux fois par jour, à je t’aime moi non plus. Alors tu sais que cet endroit tu vas l’aimer, et que tu l’aimes déjà

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

10 commentaires à propos de “#photofiction #09 | Le mur amer”

    • Oui, quand le niveau de l’eau varie d’une dizaine de mètres en six heures, le paysage devient presque vivant tellement il change rapidement sans pour autant bouger

  1. Très beau ton texte, Juliette. La patience, le flegme, la terre et la mer jouent à je t’aime moi non plus :On flotte en va et vient tranquille en te lisant.