#photofictions #03 | NanGoldin | menthe à l’eau

en fait pas grand-chose dans l’image sinon la couleur de la table, le rouge Badoit, la menthe à l’eau | sinon la joie que tu ressentais à ce moment-là | presque rien dans l’image sinon la joie chez toi en toi, sinon l’histoire derrière le sourire le même sourire que tu as depuis toujours | toi et moi nées la même année habitant le même chemin du même bourg tout le temps de l’enfance | la soif qui t’a prise soudain en remontant du bord de la mer où nous venions d’enfouir nos pieds dans le sable si doux et dans la vague de la marée montante, l’envie de t’installer au petit bar à côté de l’ancien bureau de poste juste avant la boulangerie, précisément à cette table au milieu du trottoir | alors on s’y est installées et c’est comme ça que tu t’es retrouvée en face de moi | ton bavardage incessant | les bulles dans les verres, les traînées sur le jaune après le passage rapide de l’éponge, les ronds dessinés sur la table à cause de la condensation des bouteilles fraîches | tu parles tu parles ta voix si reconnaissable tout comme ton sourire il y a tant de choses à se raconter, par exemple ton départ le lendemain pour le Morbihan, la venue récente de ta sœur installée à Berlin, l’autre frère pour qui tu n’existes plus | cette joie en toi envers et contre tout, tu es tellement contente qu’on ait pu se voir, tu évoques la beauté des choses de la côte et la puissance des vagues tout en sirotant ta menthe à l’eau | dans ce sourire, le même que tu as depuis toujours, des traces de regrets, des sillons indéfinis, de la douleur liée aux nombreuses disparitions incompréhensions séparations, rien n’est oublié, tout compte s’empile cogne hante le sourire et creuse le visage ainsi qu’une eau de ruissellement en haut de la plage

Françoise Renaud© – au café, 16 septembre 22
Pas du tout prévu de sortir mon petit Lumix en ces instants-là. Je l’avais juste emporté dans ma poche pour prendre des images de mer, de rochers noirs, de flaques à marée basse, d’algues et de sable orangé, de bateaux, d’oiseaux mangeurs d’huîtres, puisqu'on avait prévu de descendre sur la plage de Montbeau après le déjeuner. Il existe de nombreuses photographies en noir et blanc prises en cet endroit dans les albums de famille tenus par ma mère. Elles datent des années 50 et 60, photos d'elle avec ma sœur avant ma naissance, de mon père aussi en maillot, de baignades avec mes cousins, de châteaux de sable. Je les regarde souvent. Je pensais encore à tout ça quand on a fait halte au café. Elle me parlait du lointain et du présent. Soudain j’ai vu les trois couleurs et j'ai eu le sentiment que tout était en place. Ne rien changer, ajuster le cadrage, cliquer deux fois de suite sur le bouton rien que dans l'idée des couleurs.
questionnement sur l'insertion des images : utiles, pas utiles ? 
en fait j'ai puisé dans ce moment tout récent que j'ai beaucoup aimé pour répondre à l'exploration proposée
finalement j'insère les deux images prises à deux secondes d'intervalle autour de la table jaune, on verra bien...

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

19 commentaires à propos de “#photofictions #03 | NanGoldin | menthe à l’eau”

  1. Si, l’image compte, surtout la première ! Mais c’est le texte qui donne sens à ce moment, fait contraste avec le sourire, ou plutôt le rend encore plus lumineux ! Merci, Françoise !

    • une tentative avec des éléments vécus récents…
      je n’ai pas beaucoup de temps en ce moment, mais je veux suivre et pratiquer avec le collectif, c’est tellement stimulant..
      merci pour ton passage, chère amie Helena

  2. avec ce passage photo/texte on est tou.tes plus ou moins à se demander s’il est utile ou pas,ou nécessaire ou non, ou désirable ou pas de poser ces images – c’est un atelier d’écriture mais le blog amène au multimédia – il y a quelque chose de fragile dans l’image – on la prend, elle reste – mais nos vies nous autres nos corps aussi bien continuent sans s’arrêter jamais ou alors pour toujours… mais pour les couleurs de ces moments-là on peut toujours les (re)garder – merci à toi (à votre santé hein…!)

    • oui exactement, on passe tous par les mêmes questionnements
      et tu as raison sur l’image, elle marque, elle reste, elle hante… d’où cet attachement à l’image… je pense à ceux qui ne voient pas, ne peuvent pas voir

    • tout ce à quoi on repense en regardant la photo après coup, tout ce qui se déchiffre du moment passé plus clairement, plus précisément soudain et plus intensément
      sans doute l’effet de l’écriture sur la vision

  3. Moi aussi, j’adore ces moments qui débarquent de manière impromptue, ces couleurs vives qui s’invitent dans le noir et blanc, ces pensées qui débordent du cadre d’un début de réflexion. Pour la photo (publiée ou non), à mon sens, pas de règle. Là, elle nourrit le moment et l’écrit. Et puis, ça fait une éternité que j’ai pas bu du sirop de menthe.

    • quelque chose nous attire, une forme, une couleur… alors on appuie sur le déclic qui saisit l’instant et enclenche l’écriture et on se rend compte de la richesse de l’instant au-delà de ce qui est fixé pour toujours
      un de ces jours on partagera une menthe à l’eau ou diabolo !

  4. Merci Françoise pour l’évidence de l’instant photographique. Et ces couleurs ! Prises juste là, comme elles sont. Et ce sourire !
    Oui pour l’image, si bien accompagnée par un texte riche.

  5. La table tangue, l’amie s’accroche et sourit
    La table tangue, l’amie s’accroche, le regard est profond et mélancolique.

    beaux regards d’amitié en miroir dans ce beau texte

    • voler l’image de l’instant, voler son image à elle, c’est comme un risque
      l’image demeure pourtant une trace de cette histoire que nous poursuivons depuis plus de soixante ans… comme tu as raison ! il s’agit bien d’amitié dans ce partage d’une menthe à l’eau !

  6. images et texte si tendres. Et oui les couleurs et oui les verticales et horizontales toujours de biais, comme la vie un peu, comme sur la houle du temps

    • C’est vrai qu’on marche toujours un peu penché et que les mâtures s’inclinent d’un bord puis de l’autre avec la houle
      Alors laissons-nous porter…
      merci Catherine pour cette douceur

  7. Impression qu’après lecture les images d’abord en premier plan, passent en arrière. Pas seulement les couleurs, les objets mais aussi le visage. Il ne s’efface pas, s’équilibre mieux. Impressionnée par ces deux textes. La description apporte un coupant /tranché et force. La voix plus intérieure est intense et simple.

    • merci Nolween pour ta bienveillance
      le visage ami qui parle soudain d’une manière différente, qui se révèle pour peu qu’on y prête une véritable attention… comme une sortie de route, un écart hors quotidien
      merci pour ton écho

  8. ce beau portait d’un moment. Elle « tout compte s’empile cogne hante le sourire et creuse le visage ainsi qu’une eau de ruissellement en haut de la plage »
    l’entrelacement des souvenirs Le noir et blanc au présent des couleurs. Cet instant à retenir

    • (toujours touchée par tes passages, tu le sais… touchée par la marée des échanges qui nous nourrissent et nous donnent à voir différemment nos productions…)

      instant oui, rien qu’un instant bref et toute cette étonnante toile qui se tisse autour