#photofictions #09 | A perte de vue

– Tu ne te souviens vraiment pas ? Moi, je revois très bien la façade.
Elle a froncé les sourcils, elle ne se rappelle pas. Je visualise très clairement le bloc de béton perclus de froid, d’air vif maritime, ce grand ensemble rectangulaire, uniforme, piqué de fenêtres. Avec vue sur la mer, disait le prospectus. Larges baies vitrées et pourquoi pas terrasse sur le toit, tant qu’on y est ?
Elle dévie son regard sur les dunes. C’est un regard fait d’errances dans lequel passe parfois un éclat vif, une zébrure : un souvenir. Un coup de vent fait plisser la paupière. Une ombre se glisse sur le cou, la vague bleue de l’artère pulse, régulière. Au coin de la bouche, un résidu mousseux. La voix, toujours monocorde, ainsi que le doigt, désignent ensemble l’horizon.
– Regarde comme c’est grand.
La plage s’étend à perte de vue, plantée de piquets de bois et de plantes vivaces, de ces végétaux tenaces, qu’éprouvent le sable et l’air marin. Des herbes sauvages, joncs des dunes, roseaux des sables, tous vacillants, semblant frêles, se couchent sur les brisures poussiéreuses, cette couleur gris sale. Leur fragilité trompeuse contredite par leur résistance au sel. On dirait elle. Cheveux blanchis précocement, yeux hagards, comme perdus dans un espace-temps qui n’est pas le mien. Elle est là, pleinement, et l’instant d’après, elle a disparu on ne sait où.
– Je suis déjà venue ici
Elle a murmuré en se retournant vers la bâtisse. Le vieil hôpital abandonné qui, dit-on, doit être rénové. Pour en faire quoi ? Un établissement de cure ? Une clinique de soin pour personnes fortunées ? Personne ici ne sait.
– J’avais vingt ans.
Elle fronde à nouveau les sourcils.
– J’en avais cinq.
Ce qui invisibilise le handicap, ce qui estompe les carences, les pertes de mémoire, les troubles du langage, c’est l’apparente jeunesse. Elle n’a pas la maladie de son âge. Quand elle consulte pour dégénérescence, comment expliquer les choses ?
Je n’ai qu’une question : cet hôpital soignera-t-il la maladie d’Alzheimer ?

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A propos de Perle Vallens

Au cœur d’une Provence d’adoption, Perle Vallens écrit et photographie (https://perlevallens.photo). La poésie se tisse de mots et d’images, les uns nourrissant les autres. Ecrire c’est explorer l’intime et le monde, porter sa voix pour toucher. Publie récits, nouvelles et poésie en revues littéraires et ouvrages collectifs. Lauréate du Prix de la Nouvelle Erotique 2021 (au diable vauvert) et autrice d'un livre de photographie sur l'enfance, Que jeunesse se passe (éd J.Flament), d'un recueil de prose poétique aux éditions Tarmac, ceux qui m'aiment. Touche à tout, pratique encore le caviardage, le cut up (image et/ou son), met en voix (sur soundcloud Perle Vallens ou podcasts poétiques), crée des vidéo-poèmes et montages photo-vidéo (chaîne youtube Perle Vallens)...