Photofictions #2 : en vue d’oeil

1.	auto-instructions : (10 mémos aléatoires)

•	ce dont je dois me rappeler – ce qui doit me guider – ce qu’il me faut pas après pas accueillir et conquérir : la fabrique du voir comme du donner à voir (avant même toute considération d’ordre technique). elle s’avance souvent stupide incongrue inutile impossible banale futile vertigineuse. il faut y revenir sans cesse – s’y arrimer comme au mât du bateau on s’attache contre l’appel des sirènes (celles du beau du séduisant du représentable du reconnu de l’intéressant etc…). (tu respires pourtant l’invisible – le hors-lieu d’où tu deviens)
•	la jouissance de l’œil. d’abord. l’éprouvé le plus simple. la brûlure de lumière. la poix de noirceur. l’éclat. le flou. le près. le loin. le rythme. l’opposé. le doux. le dur. l’ellipse. le fermé. l’ouvert. la brèche. le trou. la masse. le vide. le plein. le caché. l’ébloui. le criard. le coupé. le cataclysme. le familier. une fuite. une dégringolade. un temps suspendu. l’inachevé. le fixé. tout à reprendre. tout à nommer perdre retrouver tenter d’épuiser bien sûr rater alors recommencer. (boiter n’est pas pécher.)
•	 là où j’échoue je m’échoue. (les ossements des épaves percent leur peau de vase.) les photos (se disent aussi épreuves) pour re-sentir le courant de flot, le corps innommé. les ressacs fertiles – les marnages nuls de la vie des hommes. (partout, une poussée. des heurts… toujours. tellement plus que ce que tu reconnais)
•	vu en chemin aujourd’hui, par hasard, le mange-dieu. sa première apparition. pourtant c’est un trajet suffisamment familier. si tu veux le voir toi aussi alors descend sur la route jusqu’à la grille en fer forgé bleu fade et rouille, tout en haut des six marches en ciment – passe l’entrée (ouvert de 8h à 19h) – avance entre les allées perpendiculaires gravillonnées et méticuleuses. laisse couler le grignotis de tes pas entre les marbres noirs, bruns et gris, les plaques photos, les paroles d’amour, celles d’adieu et d’oubli dénoncé et interdit, les fleurs renversées, les numéros des déportés de Dachau et de Buchenwald. débouche maintenant sur le trottoir, traverse la rue, marche pendant quelques mètres en direction de la droite, monte par l’escalier à gauche, avance sur le terre-plein. il pèse étonnamment vert-lourd sous le ciel crème. devant lui un second fut rectiligne et gris, également corrompu de lichens blanchâtres, plonge sa lame droit dans la masse verte. troué de feuilles un christ morcelé pend entre ses moignons de croix. il me faudra revenir photographier le platane mange-dieu. mais sera-t-il encore là ? (l’imprévu ne se reproduit pas. on ne retourne pas sur ses pas.)
•	s’il me fallait photographier le tout proche – le détail – l’infime – (cette idée que la démesure éloigne (noie ?) /que le fragment rapproche (rassemble ? comme le caillou dans la poche ?) je prendrais les lambeaux d’images d’un homme qui ne s’en raconte plus trop. (il aurait fait comme nous tous de son plus simple, avec les tranches d’un monde qu’il croyait frotter à son goût, comme l’ail sur le pain.) j’en collecterai peu à peu une arbitraire et immense réserve. toujours amputée. mais qui s’animerait par étages et étendues – parfois plus rien – parfois banderilles et feux follets – comme les pointillés vifs sur la rivière éblouie. des bouts d’images et tout leur débordant : odeurs et postures, couleurs et reliefs. paroles inaudibles des bouches ouvertes. gestes gelés. rues. fenêtres. éclats. ombres. traits. le puzzle à trous ordinaires d’une histoire tout aussi ordinaire. c’est ainsi. de l’homme et de son histoire rien pourtant ne serait dit. mais dans le livre des photographies du monde quelques fois une surprise me sauterait à la gorge – ou aux yeux. un petit miracle. l’empreinte d’une épiphanie inattendue. (il aurait été le furet passé par ici soudain disparu.)
•	laisser l’image démultiplier ses couches et interstices – ses bosses et ses plis. ses répits. sa platitude. l’épiphanie surgit au risque du chaos ? (l’œil tourne. l’œil cherche. l’œil hésite. entre suture et fracture ?) errance. hameçon nauséeux du désordre ? répulsion du vide qui s’approche ? (une voix d’inter-dit : mais ça ne ressemble à rien. c’est du grand n’importe quoi.) 
•	la photographie. au « centre » le sujet. le motif. le thème. l’histoire. autour, derrière, le décor et ses avatars : ce qui n’est pas important – ce qui est là sans y être vraiment – ce qui fond. un arrière-plan presque subliminal – une vague évocation. comme la fenêtre aveugle peinte derrière la scène du théâtre. présence et discrétion essentielles pour ne pas plonger dans l’insituable mais sans empiéter – utile pour ne pas perdre pied – un guide sommaire à la façon des didascalies… ( comme le bruit de fond dans la bande son : les cris d’enfants dans la cour d’école – les klaxons.) (mais parfois le fond transperce – parfois le fond renverse. parfois le fond remonte et crève la surface. parfois le fond confond le sujet.)
•	l’environnement décor où circulent des corps. figurants les âges les sexes les états les avis et les évènements nous y voilà, basculés d’un décor dans l’autre… les vieux intemporels sont toujours là, les enfants aux jambes pendantes dans les poussettes sont toujours là. (on changera de place dans le décor, on tombera ou montera dans le wagon du nouveau décor et c’est bien tout. (l’image doit brouiller et débrouiller les places – crever le décor ou le souligner – quand elle le révèle c’est par l’envers.)
•	comment restituer forme – vie – mouvement ? pour qui ? (ivresse des yeux soudain ouverts – malgré tout ?)Cherche à quoi (se) tient l’en vue d’œil ?
•	 liste provisoire des séries à construire : lieux et signes (gestes – visages – avènements etc…) de l’attente ceux de l’ennui ceux de la nuit ceux de la pluie ceux des frontières ceux des limites ceux des marges ceux des passages ceux des dieux tutélaires ceux…

2. Des images

Photo N&B au format vertical. en lignes horizontales et verticales les parpaings de deux pans de mur forment angle à environ à la moitié du rectangle (dans le sens de la hauteur). Le haut est surexposé – du blanc cramé s’évade et fond dans la feuille de papier. Le bas est sous-exposé. Brouillard de grains noirs. A gauche une sorte de corniche foncée ferme le coin supérieur. Toujours à gauche mais en bas un meuble rectangulaire, avec sans doute une porte vitrée. Vagues reflets illisibles. Un long cylindre blanc part de la corniche fait un coude à angle droit vers la droite, traverse le fond de la photo où il est dissimulé par deux grands objets appuyés contre le mur de droite : une imposante croix en bois et une échelle en aluminium coulissante (repliée). Au pied de la croix deux formes à peu près indistinctes. Peut-être un pupitre et derrière lui, à sa base, une étrange silhouette blanchâtre. Ressemble à un index pointant vers le ciel. Ce n’est pas une très bonne photo. Les noirs et les blancs manquent d’intensité. Pas suffisamment de contraste. Conditions d’éclairage limites et ISO à fond. C’était lors de la visite d’une église en me dirigeant vers la sortie. Je ne sais plus où.

Photographie N&B au format 1X1. Partie plus lumineuse à gauche plus sombre à droite. une colonne d’étincelles ou un geyser blanc devant lequel se tient debout un enfant, petit, il porte encore une couche. La couche dessine un petit triangle blanc, pointe en bas en haut des jambes, juste sous le t-shirt ocellé de taches claires. Un halo de lumière double par endroit la silhouette de l’enfant. (Jambes) Il est pieds nus. L’ombre des jambes se reflète sur le sol en deux bandes parallèles, noires et floues dans le reflet brillant et ridé. (une nappe d’eau) La partie droite de la photographie laisse deviner deux jambes aux formes douces, que l’on suppose d’une femme. La tête de l’enfant est légèrement tournée vers la droite. On ne connaît pas son sexe. On ne sait pas non plus s’il regarde le jaillissement blanc ou la cathédrale des jambes. Peut-être qu’il va de l’un à l’autre. L’arrière-plan s’évanouit dans un dégradé de gris en donnant envie d’y marcher. 
Photographie Noir & blanc. Balafres. Entailles. Vergetures. Rugosité. On reconnait un dièse, un cœur, peut-être un N. Ce sont les tatouages d’un bouleau du petit parc de l’île de Nantes. Paréidolies. Dans le cœur devenu médaillon un cavalier avec heaume tient un enfant devant lui, à califourchon sur l’encolure du cheval. Une lance dépasse au-dessus de son épaule droite. À gauche une silhouette féminine ? Précédée d’une tête de cheval. Bienveillante ou maléfique ? En bas à gauche sous le cœur médaillon une tête de mort hurle comme celle de Munch. Ce n’est qu’un tout petit fragment de l’écorce de l’arbre. On ne sait pas qu’il s’agit de l’écorce de l’arbre car tout paraît plat sur la photo. (sauf une vague impression de lignes de fuite sur les bords.) Le noir des entailles et celui des taches de l’écorce se nouent dans un palimpseste étrange. Peut-être y retourner, quadriller la totalité du tronc, faire le relevé photographique exhaustif du parchemin.
Un rectangle N&B découpé et rempli de rectangles N & B. On voit que ça continue à gauche et à droite sans savoir pour le haut. Les rectangles de gauche et de droite sont bouchés de lignes horizontales le rectangle central contient une table et deux chaises vides, en plein nuages dans un autre rectangle plus petit. En bas en rythme d’alternance clair-foncé, une radiographie pentue (penche à droite) de veines ou de nerfs.
Des stries d’éventail ou des fanons de baleine, cassent dessous les alignements de pavé ou une rivière de marches perpétuelles. On dirait que tout le premier plan coule à droite dans le bord trou noir inférieur droit de la photographie. Le tronc presque sans tête arc bouté planté est punaisé, en presque plein centre, on dirait contre la dérive de tout qui s’écoule.
 Quadrillage comme à la bataille navale. Grille. Voies ferrées. Les lignes horizontales et les verticales organisent et structurent (saturent ?) complètement le regard. Impossible de partir. L’enfermement au lieu du voyage.
Serait plus forte encore si prise de (en) pleine face.
des pavés troubles de blanc de noir des trouées des lignes et les deux sentinelles d’une ville engloutie.
l'herbe à flammes.

7 commentaires à propos de “Photofictions #2 : en vue d’oeil”

  1. Bonjour Jacques
    J’ai vraiment beaucoup aimé ce magnifique travail, textes et photos !
    Merci mille fois !

  2. ah mais quel travail, c’est beau, et je ne suis pas d’accord, je ne trouve pas la photo de l’église ratée du tout, j’aime ses gris, son grain, d’un temps autre, merci Jacques.

  3. « là où j’échoue je m’échoue », la photo parfois mise en abîme. Je retiens aussi la ce qui enferme au lieu de libérer, c’est un des risques, un des chaos inversés, et ce qui est pris « en pleine face ».