Premier berceau


Son visage dans son visage, un bébé dans son berceau, qu’on regarde d’en haut, on lui regarde le ventre vivre. Les poissons en bas des lignes et à quelques centimètres encore d’être au-dessus de l’eau ont cette vigueur, de dégager dans chacune, encore, de leurs respirations  une force de naissance, ou de vrille. Et puis son visage parti. Disparu. Comme allé dans une pièce toute noire, le visage tout entier debout dans la pièce noire, et fermer la porte, le visage comme un énorme animal puni, un oiseau qui s’est engouffré dans la maison et on l’enferme dans une seule pièce dont on laisse la fenêtre ouverte pour lui construire une seule alternative, de cogner du mur ou de soudain trouver le ciel et la sortie. La grande sortie sans visage du ciel. Une paume bleue qui offre une paume bleue, et pas la pochette surprise de chaque visage, de promettre des choses derrière le nez et yeux, les narines et les orbites, une âme. Avec ma langue aller comme aveugle à canne au sol découvrir ton visage. Lécher et voir. Je roulerai ton visage sur un petit diable, je le pousserai de la mer, la fin de la mer la plage, jusqu’au cœur de la ville chaude. Entre les murs de la ville, ton visage posé sur une petite table et laisser le vent agripper sa tempête à tes joues et déformer le précis de tes traits, l’éternité de tes traits, et je n’avais pas peur d’aller dormir, tu existais, tu existais bien, comme les chaises restent demain les mêmes qu’hier. Avec mes mains attraper les faces, celles importantes, comme on ne retient d’un siècle finalement que quelques dates, et savoir que ces visages-là comptent, qui permettent au mien d’exister, d’être sur terre après chaque nuit et pas laisser mon corps entier tomber dans le silence et noir de l’univers d’après la terre, ou brûler ses cellules sur place et laisser à peine paupière de cendres derrière avoir pris feu, être pris feu. J’irai penser au visage quand le visage n’est pas là, j’irai pleurer à la pensée d’un visage, et la pensée bien sûr est sans image, la pensée est d’odeur, comme avoir sa propre paume contre sa bouche et souffler et sentir, la pensée est de cette petite buée de seul. J’irai à la nuit vivante d’avoir ton visage sous crâne et ton visage ne ressemble plus, ton visage me fait des mots sans me rendre par contre ta ressemblance, sans la récompense d’après penser : voir. J’irai dans l’absence de toi trouver l’absence de toi. Et face à mon alternative d’oiseau: de mourir ou mourir. De vivre ou vivre. Dans le grand visage du monde qui n’a que le sens qu’il a. 

(J’ai finalement trouvé, quel visage finalement. ) Tu es alors le visage de ma mère. Que ma mère aura eu. Le visage qu’elle aura eu vivante et dont je devrai me souvenir. Tu es le visage de ma mère. Que je partagerai avec les frères et les yeux autour qui l’auront vue et les âmes qui l’auront connue et qui l’appelleront par son prénom, et entendant son prénom je n’entendrai plus qu’à peine son visage. 

Son sourire chrétien. 

J’ai voulu regarder, aller voir, dans whatsap, son plus récent visage. Mais son plus récent visage est très vieux. Son plus récent visage n’est pas celui des dessins de post it que traçait le père, pendant le téléphone et parler, d’un seul trait de profil avec longue nuque et les traits fins, et l’auréole brune des cheveux. 

Je me souviendrai aussi de la mer. Et le souvenir de la mer sera tout près de celui de tes dents franches, qui préservent le grand mystère d’être sur terre, tes dents croient en Dieu à cause de la beauté soudain du monde, et quand nous te disions, avec papa, mais cela c’est laid, c’est injuste et triste et ni normal ni divin c’est insupportable et laid, tu avais visage évasif, de quand même nous suggérer de doucement croire, et papa t’a cru, et moi je voudrais bien croire en Dieu mais je ne sais pas. 

Mon laid visage. Il n’est pas très beau. Moins que le sien qu’elle avait long, qu’elle avait fin et éclairé, discret et radieux, d’un radieux calme comme, dans une grande tablée, s’adresser aux convives proches et l’œil quand même sur la ronde vive des enfants autour de la nappe, et sur l’arrière grande tante faible au bout qui tremble et s’endort, et la mère partait faire la vaisselle, pendant le café et les papillotes de noël, mais je casse moi trop les assiettes. Et il y a trop la fin du monde, pour visage de dindes farcies entre peau et chair ou dans leur cavité même, comme crier pour voir l’echo.

Mon visage végétarien. 

Visage du père à côté du sien. Grumelé et le sien lisse. Les masques de theatre, de comique ou tragique, qu’on imprimait à Word, pour les exposés sur « le théâtre » donc. 

Les chapeaux qu’elle essayait, pour les photos du père, dans les maisons de vacances, pour juste une série de photos et les reposer. Les maisons de vacances étaient en France, mais les chapeaux des maisons de vacances venaient d’Afrique ou d’Asie ou loin, et elle est partie alors un peu au Vietnam, Indonésie, au Sénégal. 

 On mettra bien sûr sur ta tombe – je ne crois pas que tu veuilles toi des cendres?- une photo. On la choisira claire. On la choisira souriante. Ou peut être c’est toi qui, avant, nous aura dit? Tu l’auras choisie de maintenant ta mort ou de tes quarante ans? On l’abritera. Ça ne m’amusera pas d’arroser les plantes, ni de jouer à « aller voir ma mère au cimetière », ça ne m’amusera pas d’en ville remonter vers le cimetière et savoir bien que je vais voir le visage tombal de ma mère. Mais je crois que tu voudras le petit cimetière des hauteurs, dans le petit village à flanc de montagne comme chèvre ou petit clocher. 

Ton visage. Mes fesses. Je touche mes fesses. Avec mes mains je les touche. On est de la peau partout. On a de la peau à tous les endroits de nous. Pas de peau entre toi et moi ça j’ai compris, depuis que j’ai compris j’ai compris. 

Ton visage de Monoprix. Et le petit panier entre tes chevilles, à pousser du pied, ça n’avance pas très vite. 

Dieu, dieu s’il te plaît prie pour que le visage de ma mère reste beau longtemps, et pas le vent figé d’un AVC. 

Ou alors, dieu, m’apprendre à y croire. M’apprendre à, après être passée voir ma mère, descendre à la mer vivante devant, et la prochaine fois que j’irai voir ma mère je verrai peut-être mieux comme ses pupilles en fait bougent, d’une vague un peu plus complexe, ou d’un mystère plus simple. Il y a trop de mots dans mon visage. Il y a trop de mots et de peur dans mes mains. Et j’ai du mal à rester longtemps face à quelqu’un. Comme être trop longtemps sous un même bruit. Ou trop longtemps entre le silence. Il faut égorger mes mains. 

A propos de Milène

Milène Tournier est une auteure de théâtre, poésie et formes numériques. ( L’autre jour, ed. Lurlure; Poèmes d’époque, préfacé par François Bon, ed. Polder; Nuits, ed. La p’tite Hélène; Et puis le roulis, Ed. Théâtrales). Elle a écrit une thèse d’études théâtrales « Figures de l’impudeur ». Elle partage ses vidéos poèmes sur Youtube et écrit « en direct » sur Facebook.

10 commentaires à propos de “Premier berceau”

  1. très touchée par la toute première partie de votre texte, présence et absence de ce visage, désir et impossibilité de le toucher.

  2. c’est toi la prem’s, ça nous portera bonheur…

    c’est évidemment magnifique – l’idée (pour les suivant.e.s) serait de ne pas chercher forcément la continuité ni le lyrisme (ce n’est pas du tout un reproche!), mais d’aller sculpter avec tous les outils possibles, quitte à laisser le puzzle disjoint… par contre l’idée de l’opposition « mon » « son » c’est une piste drôlement riche, en complément de la mienne…

    merci !

  3. Oui c’est très beau, comme souvent un texte de Milène Tournier, et ça démarre rudement bien cet atelier, j’envoie coeur avec les mains – comme faisaient jeudi les lyceens aux crs.

  4. « Ton visage de Monoprix. Et le petit panier entre tes chevilles, à pousser du pied, ça n’avance pas très vite. » « il y a trop de mots dans mon visage  »
    J’aime beaucoup ce premier berceau

  5. Il y a trop de mots dans mon visage… tu écris… Je pensais en te lisant que tu parlais tu pensais tous ces biuts beaux et que c’était une langue personnelle, il y aurait un parler different et ce serait du milène comme de l’espagnol sauf qu’on ne pourrait pas l’apprendre. Des images comme les chaises, qui pense à comparer quoi que ce soit à des chaises. Pour moi choc à chaque bout de phrase… Merci

  6. c’est en effet magnifique… le début
    et puis tous ces décrochements, changements de pieds
    sais pas si j’aurais dû lire, sais que j’ai aimé lire