Quatre puis cinq… et soixante ans plus tard

Ce sont quatre photos, deux anciennes, des tirages devenus images immatérielles comme on le dit et bien présentes pourtant, captures de photos prélevées dans le tri d’un tas destiné à être gardé je ne sais où, pour les générations suivantes, et deux images plus récentes qui ne seront jamais tirées sur papier.

C’est une photo en noir et blanc de format paysage, dont les contrastes ont été renforcés pour que l’image en partie effacée de l’original et le reflet brillant du tirage n’en gênent pas la lecture, une photo datant vraisemblablement du printemps 1949, un jardin un peu fou, une lumière filtrée qui pose des petits points lumineux sur les herbes, les cheveux, et sculpte les visages, quatre enfants, une oblique descendante accentuée par le fait que les plus jeunes sont assis au départ de la branche qui sort de l’herbe et s’élève pour permettre à l’aînée de se tenir debout à califourchon juste à la naissance des feuilles, assise de profil, à gauche, ainée dont le visage tourné vers le photographe s’appuie sur l’épaule en esquissant le sourire demandé, avec une coquetterie gracieuse dont on ne saurait déterminer la part d’inconscience ; elle a deux tresses relevées en couronne qui se noient dans la lumière et porte, sous le même col claudine de coton blanc que ses sœurs, une robe à courtes manches ballons en étoffe souple, fin lainage ou coton épais, sans doute bleue, boutonnée dans le dos ; deux liens de même tissu sont cousus de chaque côté de la taille et noués dans le dos ; la seconde fille, serrée contre elle, fait presque complètement face au photographe qu’elle regarde franchement, la bouche légèrement ouverte, attentive et interrogative, sous sa toison frisée, quasi crépue, sagement retenue à l’arrière du crâne par une barrette invisible ; sa position permet de voir sur sa robe, vraisemblablement la même que celle de sa sœur, une rangée de smocks simples en haut du buste, s’ouvrant sur des petites fronces reprises par une autre rangée marquant la taille et se poursuivant par les liens noués dans le dos. Un espace, petit mais marqué, les sépare des deux plus jeunes, comme elles le sont probablement dans leurs jeux, de la fillette d’abord, aux sages cheveux blonds, raides, retenus autoritairement par une barrette sur le côté, dont la robe, dérivant de celles des aînées, affirme son maintien dans la catégorie des poupons par la plus grande largeur de la bande de smocks et l’absence de ceinture ; elle est assise en tailleur, et ses mains que les herbes cachent semblent posées entre ses pieds, elle baisse légèrement la tête et regarde, par en dessous le photographe, un sourire à peine esquissé, semblant chercher à le comprendre, lui et la raison de cette mise en scène. Du dernier, le garçon, en grande partie caché derrière sa sœur comme un féal, on ne voit que la petite chemise au col arrondi émergeant d’un cardigan à manches ballons, le menton ferme, la bouche close, les sourcils légèrement froncés sous la frange, l’attente du moment où il sera libéré.

La seconde photo, sans doute datée de 1951, en noir et blanc également mais carrée cette fois, et dont l’original avait vraisemblablement des bords dentelés, calée par le grand palmier qui s’épanouit au fond, joue avec des ombres claires et la lumière qui noie et met en évidence l’enfant de droite, le héros, le plus jeune de la brochette tendue vers lui, radieux putto en barboteuse blanche et chevelure claire frisée, lumineux, la main contre la bouche, regardant on ne sait quoi, hors champ, sur la gauche, au delà de l’ainée qui, à l’autre bout de ce ruban de jeunes corps, cheveux courts cachant les yeux, visage de profil, est toute tendue dans son attention vers lui, penchée en avant et repoussant pour cela le bras, le corps, de la seconde qu’elle cache en partie et qui, une fois encore, regarde, elle, franchement l’appareil, tournant vers lui son visage dont on ne voit que les yeux et la bouche éclairés d’un sourire charmant de sembler si sincère ; elle pose délicatement sa main sur l’épaule de la troisième comme sa joue contre la rude coiffure au bol surmontant le très joli petit profil que l’ombre caresse, sorti cette fois de la prime enfance, à la fois gracieux et muet, plus attentif à son cadet qu’elle retient fermement contre elle, qu’à l’éclatante blancheur du dernier. Aux robes en vichy comme on en portait alors à cet âge, bandeau sur la poitrine sous de larges bretelles, et jupes froncées sous un ruban noué dans le dos – celle de la troisième aux carreaux plus petits et d’un autre ton a vraisemblablement appartenu à l’une ou l’autre des « grandes » avant qu’elle en hérite – répond la chemise à petit col et manches ballons et les culottes bouffantes du garçon et leur motif de quadrillage de couleur sur fond blanc, que plus aucun garçonnet n’accepterait de porter de nos jours, mais qui ne semble pas la raison du visage crispé, à la limite des larmes, qu’il rejette dans l’ombre, grimace et retrait provoqués sans doute plutôt par la force avec laquelle sa sœur le maintient contre elle, l’empêchant de s’échapper.

Une soixantaine d’années plus tard, deux photos, photos en couleur et qui ne seront sans doute jamais tirées sur papier, de celles qu’on s’échange via internet, deux photos réunissant, si on se fie aux cheveux bouclés de l’une, aux courts cheveux raides d’une autre, les quatre personnages de la première photo, accompagnés d’un homme pour la première, d’une femme pour la seconde plus récente de trois à cinq ans.

Sur la plus ancienne, dans un décor neutre, location de vacances ou foyer médico-social, le centre est occupé par le grand corps un peu vouté, pantalon de toile bleu, chemise à carreaux sur un tee-shirt blanc, d’un homme qui tourne la tête, yeux plissés, bouche apparemment sans dent tirée en un rictus d’effort, pour mieux voir peut-être, menton pointé vers la lumière d’une fenêtre à gauche, totalement indifférent au photographe et à ceux qui se pressent autour de lui. Sur la droite une femme, cheveux blancs très courts, fait face à l’appareil, son corps s’affirmant – pantalon brique, chandail violet et grande écharpe imprimée en camaïeu de beige et gris drapée sous le cou – comme gonflé par l’attente frustrée d’avoir une place près du personnage principal ; sa main droite est d’ailleurs rendue floue par un geste qui pourrait être une invitation faite au photographe de vite passer à la prise suivante dans laquelle elle compte occuper une meilleure place et son visage est fendu par un grand sourire entre politesse et impatience. Son bras gauche s’efface derrière l’épaule de sa sœur, main gauche glissée sous le coude de l’homme au centre, sa fine main droite aux trois anneaux d’or posée un peu plus haut sur le bras et sa jolie et lumineuse tête auréolée de boucles blanches un peu rejetée en arrière pour mieux le voir, sa bouche à demi ouverte sur des mots tendres – sa grâce fait d’elle, contre sa volonté et la discrétion raffinée du pantalon de velours noir, du gilet molletonné de campagnarde ouvert sur un chandail clair, des lunettes au bout de leur chaîne et du foulard de soie chiffonné à la diable, le personnage le plus vivant et frappant de l’image. Du frère, on ne voit que l’épaule d’une parka sombre, l’encolure d’un chandail vert, le cou dressé et un bout de la tête qui, derrière le profil du héros de l’image, se tourne, dans un mouvement qui la rend un peu floue, pour dire quelque chose, sans doute à destination de l’esseulée… et à l’extrémité gauche de la photo, une femme – étroit pantalon de velours rouge, blazer noir sur un sweat beige –, nettement plus petite qu’eux et un peu frêle, cheveux qui se souviennent avec obstination qu’ils sont bruns, lève son visage, rejetant sa tête en arrière dans un effort qui fait saillir les tendons du cou et regarde, avec un sourire à bouche fermée sur sa curiosité tendre, le visage du personnage central, dont elle serre la main qui s’abandonne.

L’autre photo en couleur, la plus récente, se situe dans l’angle d’un grand salon clair – une banquette recouverte d’une indienne provençale sous l’extrémité de mur parsemé de tableaux visible à gauche, une double porte vitrée sur le mur en retour à côté d’une petite commode ancienne supportant une lampe au pied de céramique artisanale dont le bordeaux rappelle les motifs de la banquette, sous un dessin ancien, un profil d’enfant à la plume rehaussé de sanguine, un guéridon chargé d’albums au premier plan à gauche, pendant d’un autre, au plateau de laque turquoise qui pose une tache brutale à côté de l’amorce d’un canapé… Au centre une femme, cheveux grisonnants à peine, dans un ébouriffement contrôlé, visage encore jeune à la jolie peau lisse – pour autant qu’on puisse en juger – , au grand sourire de celle qui se sait l’héroïne de la fête, est assise sur un fauteuil restauration recouvert de velours rayé bleu gris et blanc, souple et droite; des paquets (papier kraft de boutique d’artisanat ou pochon imprimé) sont posés sur ses cuisses, retenus par sa main gauche, tandis que son bras droit, coude posé sur le fauteuil un peu avant la volute finale, brandit une coupe de champagne. Coupe de champagne dont la jumelle se trouve tenue à deux mains par la femme de droite, cheveux toujours aussi moussus, blancs et frisés, grand sourire, juste marqué par la petite note de vigilance, qui s’ignore, de la maîtresse de maison. Point le plus élevé de ce triangle qu’ils tracent autour de la plus jeune, le frère, l’ancien gamin, se dresse de toute sa taille, renverse un peu sa tête pour que son sourire gentiment protecteur surplombe encore un peu plus le groupe, et ses deux bras s’écartent largement pour tenir par les épaules ses deux plus proches sœurs, la bouclée et la dame aux cheveux courts – écharpe rose imprimée, visage qui n’est que tendresse joyeuse et franche des yeux et de la bouche – dont la main vient se poser, pour bien la rapprocher du groupe, sur l’avant bras de la plus petite, fine silhouette en deux tons de brun, visage plissé par la grande bouche étirée comme un smiley, quelques mèches brunes en désordre sur les épaules, un faux air de Quasimodo, qui serre sur son cœur une grande enveloppe, sans doute son cadeau.

image numérisation © Dominique Célérier d’une ancienne photo familiale auteur inconnu

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

5 commentaires à propos de “Quatre puis cinq… et soixante ans plus tard”

  1. Que j’apprécie votre façon de tisser les textes! Vous dévoilez les liens de parenté de vos silhouettes (décalage subtil d’avec la consigne… et tout cela me parle, sans en avoir l’air, de tricotages familiaux

  2. Le passage du temps vu à travers les personnes sur les images, mais aussi (et peut-être surtout ?) à travers les techniques de la représentation : intéressante piste.