Reprendre

Reprendre ce que j’ai sous la main, en moi, à  disposition, préparer une trame, de septembre à juillet, une année d’école pour ceux qui n’y sont pas, organiser, m’organiser, trouver les gens, retenir les fondamentaux, ça remonte à loin, le préfabriqué, le petit bureau, l’arrivée en salle de réunion, les deux yeux noirs perçants, si tu es ici ce n’est pas par hasard, les énervements, les rires, il est fou comme un lapin en plein vol, l’attention, l’analyse, la présence, aller le chercher au fond de son lit, la volonté d’y aller, au lien, au conflit, de ne pas laisser régner la tyrannie du plaisir immédiat, l’effondrement, l’abandon au malheur, dans le dos les vitres sur la cour, et le tableau de Hopper au mur, celui de la station-service lumineuse, sur la route d’une sombre forêt, des pères, des mères, des absences, des abandons, de la misère, des empoisonnements fusionnels, des traumatismes, de la médiation, un café, une tarte aux pommes, un air malin, un sourire ensommeillé, une provocation et à chacun son importance, sa fonction, et le recul nécessaire, les crises, les conflits, la notion de place, l’attente, la mise en suspension, la vision, la structuration, la cohérence, le ping-pong éducatif, la figure du juge, le placement, la protection, la course d’orientation, le travail par l’analogie, se perdre, ralentir, revenir en arrière, trouver son chemin dans une forêt (de symboles), chercher les balises, lire, marcher, dessiner sa carte, sa légende, les tables d’orientation, les points de vue, se voir d’en haut, en route, tous dans les trafics, quitte à s’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence, refuser d’avancer assis sur le sentier, puis repartir, jurer, faire l’effort, s’élever, voir le monde, la face de la Terre, et puis la quête des origines, l’épistémologie des savoir, la technique et le temps, la préhistoire et l’histoire, faire du feu, tailler la pierre, faire de l’art, être humain, inventer, que faire de sa violence, l’inscrire sur le terrain, faire corps au-devant d’eux, accueillir, recevoir les enfants du vide, leur parler, parler vrai, ici on ne fait jamais semblant, est-ce que tu sais où tu en es là, peut être tu n’es pas prêt après tout, raconter, partir et raconter, en faisant circuler la parole, commencer par les mots, le fil de l’histoire, créer les conditions du récit de soi, révéler, aider à réaliser, interroger la place, sa place, leur place, celle qu’on acquiert, celle qu’on dessine, mettre en boîte le matin paquets de cigarettes déformés et premiers téléphones portables, libérer les esprits, instaurer le respect, faire sas,  proposer de l’aventure, du risque, de l’inattendu, mais aussi commencer une semaine par les mots, les phrases, la puissance de l’écriture. Reprendre, remettre en scène, instaurer, faire calendrier, faire tableau, instituer, en ayant reconnu aussi la résignation, le contre-exemple, l’usage de la violence, de la séduction, plus loin encore dans ce grand château, pour une première année d’expérience, dans ce grand parc, la mise à l’écart des adolescents hors contrôle, troublés, la souffrance, les solutions qu’on trouve seul pour répondre, pour colmater, comment le directeur chevelu trace des flèches sur un paper-board lors du premier entretien pour expliquer l’existence d’un téléphone au fond de la classe en cas d’urgence, je ne suis pas le pompier de service, la casse, la bagarre, l’explosivité, l’inertie, mais aussi l’instauration du lien, le regard sans détour, l’apaisement par le tracé, la graphie, ces ados border-line, en boucle avec eux-mêmes ou hors d’eux trop souvent, la surexcitation nerveuse et permanente de ce blond musculeux, la lassitude de vieillard de ce grand gaillard fildeférique, l’agressivité imprévisible de cet ado tondu qui renverse toutes les armoires de la salle sans prévenir, les grands marroniers et les marrons qui volent pendant la récréation. Reprendre, rassembler, être au contact de l’instant, instaurer la douceur, l’hospitalité du quotidien, percevoir ce qui se joue au-delà de ce qu’on a organisé, les micro-traces, l’attention aux mines, aux accoutrements, aux  postures. Donc réitérer une institution dont on sait comme elle est précieuse. Faire société contre ce qui défait.  Être joyeux et tranquille pour être là comme il faut quand il faut, cette môme sans mère et livrée à elle-même dans le quartier, et comment on la soigne et protège, et ses inventions de langage, ou celui qui a passé la nuit sur le banc devant la porte de la classe et sent l’alcool. Reprendre pour septembre avec ce qu’on a, ce qu’on sait, reprendre jamais à zéro, connaitre le passage des portes, l’entrée en détention, le bruit, les peaux grises, les yeux liquides, les tremblements, les airs filou, entendre les détenus parler de la guerre d’Algérie, ce qu’ils en savent par leur propre histoire, réagir aux archives, parler d’Haïti, du nucléaire, écouter celui qui a grandi dans le bidonville de Nanterre et qui dessine les portraits, ce gamin qui a poignardé, anéanti par le passage à l’acte, et comment il repart de rien, des mots, du verbe, retenir que la haine, la colère rend mauvais et dangereux plus qu’on ne peut l’imaginer, et jusqu’où on peut aller à se détruire, écrire les fenêtres de la maison d’arrêt, écrire les métiers (jusqu’à rendre son sourire au vieux manouche qui reprend ses gestes de vannier), écrire l’errance longue, trente ans de rue racontés pour évoquer ensuite la figure de Bob Marley, créer la rencontre, inviter l’étrange dans la reproduction sociale, l’étranger, l’improbable, le clavecin, la diffraction, Maupassant, la frontière mexicaine. Reprendre sans crainte, en sachant la fragilité des uns et la course au danger des autres, sans crainte et prêt à tout, parce que l’extrême, la mort est déjà survenue et on a traversé on sait qu’elle est possible, qu’on ne sauve jamais personne, mais qu’on peut aider. Reprendre, choisir les étapes , chercher les événements, par l’image, la photographie, le portrait, distingue-moi, scruter l’actualité, schématiser, examiner les abords, un bidon d’essence, un chien, des vêtements sur la plage-arrière du coffre ouvert, son corps massif, trapu, plus petit que moi, les deux maigrelets qui l’accompagnent, son sourire, sa mine pleine de certitude, la nuit et les halos, les grilles du stade, les bordures en ciment, le parking, et les mots qu’il tresse comme des colliers, perles d’espoir, brûlures, combines, nuit folle à venir, à l’angle, une planche de skate sous le bras, rien ne l’atteint, les yeux dans le vague, tout le groupe autour du scooter, deux fille sur la selle, cigarettes et rires, des coups de pied dans son sac qui glisse sur le sol jusqu’au bout du  couloir, il marmonne et secoue la tête tressée, ouvrir la porte, lancer le jeu de réactions, au poste de pilotage, assis, posé, projecteur au-dessus, mur de vitrage sur un puits de lumière, végétaux en friche, taillés une fois en dix ans, abandonné aux oiseaux et aux capuchons de stylo, lèvres rouges, cheveux oranges, chignon, dégradé zébré par un éclair, regard par en dessous, la phrase décochée, les yeux comme deux fentes, les cheveux long plaqués en arrière, coincés par les oreilles, géant rigolard, rêveur avec des réponses en décalage, briseur de plastique. Reprendre, réitérer, autrement.

A propos de Antoine Gentil

Enseignant spécialisé auprès d'adolescents en ruptures sociales. Anime des ateliers, écrit du théâtre et des textes de chanson.

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