#L5 | Squelette mou

Avaler les rages anciennes, les mâcher comme on mâche sans fin ce qui l’a tellement été que le goût s’en est allé, la couleur et jusqu’à la consistance, mâcher jusqu’à se mâcher, soi, devenir l’objet de son propre mâchonnement. Régurgiter ce qui est, à force, est devenu terreux. Ouvrir à la colère la voie physique, la traversée du corps jusqu’aux pieds, shooter en son nom dans des pierres et dans des racines, avoir mal, les orteils en alerte, commotionnés par les coups, décapiter les herbes les plus hautes de leurs épis, de leurs fleurs, étaler entre les doigts le nectar qui saigne, écraser de ses pas, sur la passerelle en bois, des insectes imprudents, prendre à pleine main les sarments des mûriers, sans les détacher de leur branche, mordre des fruits qui resteront acides, les cracher, avec la langue, les catapulter loin, loin de soi, tenter de se défaire de l’abrasif qui colle à la peau, l’envoyer frapper à la porte d’autres terrains d’errance, le vomir dans l’eau noire du canal, espérant le noyer.

Sa charpente a pété, a-t-elle un jour existé ? Il se retrouve sans ossature, grand corps au squelette mou qui avance dans la vie à l’aveuglette, toujours poursuivi par un démon ou un autre. Les démons ça remplit les jours, ça peuple les nuits, ça vous cauchemarde, ça vous vampirise, ça vous suçote. Ça vous tient en vie aussi, c’est brûlant, ça use les yeux, ça travaille les nerfs, c’est la peur, c’est un continent qu’on s’invente, une bouée, ce sont des heures lâchées, renoncées, évaporées dans on sait plus trop quoi, quand on émerge. Une partie qu’on joue indéfiniment contre le diable.

Souvenir de gosse et de rigolades. Quand il n’avait encore qu’une conscience diffuse de ne pas avoir été pondu dans le bon poulailler. Pas un gamin papier glacé, modélisé, dont on aurait éliminé les brouillons. Pas de catalogue dans lequel on aurait corné la page devant l’image qu’il aurait donné de l’enfant attendu. Un enfant qu’on aurait pu encore améliorer, en jouant sur les nuances de vert dans son regard, en allongeant de quelques millimètres la longueur de ses doigts pour favoriser un destin de pianiste, en arrondissant ses courbes, en ajoutant des gènes scientifiques à son ADN et qu’on aurait éliminé s’il avait été raté. Né dans l’indifférence plutôt que dans la douleur, il n’a déçu aucune projection qu’on aurait pu faire sur lui car il n’y en a jamais eu aucune. Pas de modèle, pas de miroir.

S’il était pianiste, les notes seraient calées dans la toile usée comme de mini coqs en pâte, elles seraient prêtes pour l’impro, pour un jazz ou une java, pour de la poésie qui ferait des claquettes, elles ne se laisseraient pas capturer, elles sortiraient, comme ça, d’un sac à sortilèges. Elles auraient un squelette et des yeux brillants, leurs dents qu’elles feraient claquer en cadence donneraient le tempo. Elles n’auraient peur de rien, ni du passé ni de l’avenir, pour elles, seul l’instant aurait du sens, une résonnance dans leurs tripes quand elles s’offriraient toutes nues aux oreilles et aux cerveaux des passants. Ce serait une sacoche miraculeuse, une sacrée pêche !

Belle proposition que ces expansions. Se laisser (très très modestement) porter par une voix, s'apercevoir comme cela permet, comme le dit François Bon, de "fatiguer" le texte... 
Quatre ilots donc ...Et les liens vers les textes qui précédent. 

https://www.tierslivre.net/ateliers/majorelle-ou-indigo/

https://www.tierslivre.net/ateliers/cochon-pendu/

https://www.tierslivre.net/ateliers/sous-les-paves/

https://www.tierslivre.net/ateliers/l4-mes-inseparables/

A propos de Elisabeth Saint-Michel

C'est ma quatrième ( cinquième?) participation aux ateliers proposés par François Bon. Je trouve cela particulièrement énergisant. J'anime moi-même des ateliers d'écriture à Villeneuve d'Ascq (Hauts de France) au sein de l'association Filigrane. Je suis aussi enseignante auprès de jeunes enfants porteurs de handicap. Côté écriture personnelle, j'ai publié deux romans et deux recueils de nouvelles dont le dernier, "disparaître ici" est sorti en mars 2021.

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