#P2 | Téléfonce

Il est dans sa chambre, il ne dort pas, ce n’est pas l’heure, pour sa mère il est l’heure, pour son grand-père il est plus que l’heure, pour son petit frère il est largement l’heure mais pour lui, il n’est pas l’heure, pas l’heure de dormir, d’ailleurs qui a décrété qu’il y avait une heure pour dormir, une heure pour goûter, pour le cours d’anglais, pour ouvrir les piscines, pour les fermer, pour regarder les matchs à la télé, qui a pu décider – et mieux, qui a pu imposer sa loi, mettre tout le monde d’accord, ou mieux qui n’a demandé l’avis de personne, certains disent que c’est le corps, d’autres la lune, Dieu ou notre instinct animal, c’est un code social, une évolution, qui permet la rencontre, les temps de convivialité, le partage, les échanges et les travaux en commun, les amitiés, la synchronicité, les croisements, les mots du bulletin municipal, du maire, du principal, de l’animateur, du Président, du journaliste, du blablabla – ceux qui regardent Arte apprennent une langue difficile- tout comme les gens des statistiques qui ont toujours raison parce que leur science n’est pas humaine mais exacte, les neuroscientifiques et le corps médical sont les nouveaux papes, les nouveaux papas aussi à qui on vient demander avis- les rois de l’information, information factuelle, information à retardement, information corrective, information au carré, information capitale que nous délivrent les experts, les analystes, les décrypteurs à qui on réserve le prime time, les plateaux télé et les heures de grande écoute, pour qu’on les écoute bien mais dont on oublie les mots à trop regarder leur gueule, qu’on finit par se contenter d’écouter tellement ils saoûlent nos esprits, qu’on est même forcé d’écouter tant ils sont partout chez eux, qu’on écoute malgré tout, parce qu’il le faut bien, qu’on ne peut pas changer le programme, parce qu’à côté c’est pareil, qu’on ne s’entend plus réfléchir soi-même de toute façon et que les autres ne font pas mieux mais qu’on écoute en fermant les yeux, qu’on écoute sans vouloir comprendre, sans vouloir suivre, sans vouloir,  justement, ça tombe bien, parce que là, lui, dans sa chambre, il ne veut rien ou plutôt il ne sait pas ce qu’il veut, il veut seulement ne pas savoir – et c’est déjà savoir – il n’a pas envie de dormir parce que demain, il a une grosse journée qui l’attend, une journée longue, une journée décisive, une journée importante, une journée pas ordinaire sans être extraordinaire, une journée intermédiaire, une journée intérimaire – une journée intérimaire est une journée pas prévue qui recommence le lendemain sans qu’on sache pour qui pour quoi, une journée sans doute interminable – mais pas minable, une journée faite de tensions, de heurts, de règlement de comptes, de boxe, qui ne peut pas être complètement décisive – il ne joue pas sa vie – pas complètement, seulement une partie, mais quelle partie, une petite partie, la meilleure ou la pire, dans l’attente de cette journée donc, qui permettra de savoir s’il prendra la suite, la suite de la légende, comme les enfants de stars, comme David, le fils, qui a fait carrière dans la chanson française après Johnny, le père, la légende qui veut qu’on soit toujours la pâle copie de la version originale, il faudrait pourtant commencer par se mettre d’accord sur la version originale, de quoi Johnny est-il la version originale, et de qui est-il la version originale … la légende naît-elle toujours d’un précédent… le jaillissement peut-il venir au hasard, de nulle part, de rien, nada, basta, et cependant, nous, qui n’étions rien, avons enfanté un génie, non, jamais entendu, oublié, impossible, faux, ils l’ont pourtant fait le génie, l’amour, le sexe, l’enfant, le Kâma-Sûtra, la course effrénée des petits vers la grosse, l’Ovule, ils ont tout fait dans les règles, sans les connaître, l’enfant est là et voilà la merde, ils ne savent pas comment s’en défaire à présent, il colle, il ne trouve pas son stage, il cherche, il dit qu’il cherche, qu’il envoie des CV et des lettres de motivation, mais personne ne répond au téléfon.   

A propos de Anna Miro

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6 commentaires à propos de “#P2 | Téléfonce”

  1. Agréable. On dirait qu’à travers l’accumulation le temps défile et qu’on commence avec un gosse pour finir avec un homme usé…

    • Merci pour votre lecture.
      Ce retour m’est précieux car il montre peut-être des incohérences ou des « sauts de style »… Ce qui me fait penser que je n’ai pas vraiment choisi qui parle… Merci !

    • Merci beaucoup pour votre retour très encourageant ! Il y a encore des accrocs à la lecture, des passages plus difficiles et des choix à opérer… mais ça avance doucement…

  2. Bravo et merci! C’est haletant et l’enchaînement des idées m’a cueillie. On est dans sa tête et je trouve que cela transcrit bien les angoisses d’un gosse à qui on demande d’être adulte un peu trop tôt parce que les adultes l’ont décrété…

    • Merci Géraldine ! Pas simple de choisir ce qu’on veut, pour de vrai. A fortiori quand on est si jeune… Je suis d’accord avec vous.