#L1 | Les noms lui échappent

Les roses trémières. Les tomates cerises. La clématite des haies. Un groseillier. Un tuyau d’incendie ou un film d’emballage. La ronce, les mûres. Déroulé ou vrillé. Un pneu ou une courroie, ou un morceau de pneu ou de courroie. Ombelles. Toutes choses qui brillent. La renouée du Japon. Un capot ou un carter. Noir. Une bouteille d’eau. Une bouteille d’elle ne sait pas quoi. Quelque chose qui ressemble à un rétro, un rétroviseur. Un hérisson, ou un écureuil. Il y a des choses non reconnaissables sur le bord de la route. Tout ce qui brille. D’abord il y a la vitesse, même si elle n’aime pas la vitesse. Des morceaux de gaine, de chaussée, de pare-choc, un t-shirt ou tout autre chose. Des surprises. Les tomates cerises. En fleurs. Cette espèce de feuille noire qui ressemble à, elle ne se rappelle pas le nom, comme du plastique. Fait un angle sur la bande blanche. Continue là. Un cache. Dans la courbe à n’en pas finir, avec la lenteur depuis peu, depuis assez de temps pour qu’elle se demande pourquoi la circulation ralentie. Le jaune des fleurs, des genêts, ou cela y ressemble. Le rose des roses. Le bleu des yeux dans le rétro. Chaque couleur fait une tache, tranche sur le temps gris. Le temps est sombre. La perturbation est pluvieuse, est faible, est annoncée depuis la veille. On est le matin, elle est là. La circulation s’est densifiée, comme rétrécie, autour de son auto. Elle est sans arrêt, seulement, ça ne roule plus. Cela coule. Le temps. Des clochettes, orchidées sauvages, des coquelicots orange, ou saumon, les carottes sauvages. Avec la lenteur, elle peut faire un bouquet, ce n’est pas un bouquet, un bouquet du regard. Toute chose qui brille. L’éclat des choses. Du regard qui ne sait, ne trouve où se poser. Se pose, sans savoir. Elle n’a pas de visibilité. Seulement le rouge des feux, les stops du véhicule devant elle, type utilitaire à travers le pare-brise et qui l’éblouissent, dans les yeux, non, pas bleus dans l’ombre du rétro, baissés, de côté, alors, sur le duvet de son avant-bras, gauche, une vague chair de poule et en coulant le grain, granulé du goudron, de la chaussée qui, elle dirait qu’elle transpire, secondes, s’irise et remontant, battement de cils, le rail, les fleurs, les tiges, les feuilles des tiges, jusques aux fleurs, blanches, rouges, bleues, le feu d’artifice, la fête nationale là, sur le, comment il s’appelle. Toutes choses qui brillent avec la pluie. Le tout début de la pluie. La pluie fine. Le début de la pluie qui s’installe. Qui pleut à peine. Ne pleut plus. Le temps. La perturbation est là, elle est à la radio, elle écoute la radio, éteint avant les infos, elle ne prend des nouvelles que du temps. Pourquoi est-ce aujourd’hui précisément, qu’elle a le temps ? Elle ne reconnaît pas l’impression. Il y a ce ralentissement. Il tombe mal. Ou pas à l’endroit. Ce n’est pas l’endroit. Ou ce n’est pas le moment, et elle ne voit pas pourquoi à cause du virage à droite, des talus, de l’utilitaire, elle ne voit pas ce qui se passe devant, du temps, elle met encore du temps à faire le rapport. Elle subodore. Elle commence à se dire que c’est peut être ça. Le rapport avec elle. Sa venue ? Un rail. Un rail tout du long. Une glissière de sécurité. Pourquoi elle appelle ça un rail ? Avec le temps, ou d’être comme hors de lui, maintenant, le regard ne fait plus qu’un avec le rail. Le rail est couleur du ciel. C’est l’inverse. L’air doux. Doux mais humide. Le temps bas. La vitre baissée. Le côté conducteur. Il y a des choses indéfinissables sur le bord de la route. Choses qui tiennent en deux, trois mots. Des mots qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Un séparateur ? Une bande de terre quoi. Les fleurs, mauves, non, blanches, délavées, des ronces. Les mûres à venir. L’avenir dans le ciel. Rien d’autre à faire à travers le pare-brise que regarder le ciel, pour elle. Pour le moment. L’encadrement du ciel par le pare-brise, son intégration graphique quasi dans les lignes et les cernes et à travers les pointillés pare-soleil. La perturbation. La perturbation est comme en gestation. Pas née. Pas sortie. Elle est là dessus comme dans un ventre et c’est le ciel. Elle point. Le ciel ne se décide pas à tomber. Le temps est si bas que cela se ferait sans mal, ne ferait pas de mal. Le ciel. Le ciel se présente gonflé de lumière. Le soleil n’est pas si loin dans le brouillard de pluie, sa suspension au-dessus de la circulation. Sa chaleur point ou irradie, comme d’une piqûre, sensible sur le bras, bras gauche, l’avant-bras posé sur la portière, le duvet, le duvet blond. Ou. Enjoliveur, ou passoire, enjoliveur, chaussure de sécurité, une seule, enjoliveur. Le ciel est indécidable. Finalement. Le temps va-t-il se lever, ou fondre ? Les prévisions ? Elle se sent un peu nulle part. Se demande ce qu’elle fait là. Ce qu’elle va faire. Où elle va. Où va la mener son allure maintenant, tellement réduite. Et ce n’est pas comme si elle n’était jamais venue, ou jamais passée par là. Au contraire. Elle commence à entendre des voix, éclats de voix par dessus les bruits de moteurs, dans l’air. Elle voit. Elle voit se profiler ce qui l’attend. Un peu partout, autour, des grappes, des gens, des gens debout, d’attendre, qui sont dehors, c’est-à-dire, pas dans des autos, dans leur auto, c’est-à-dire les pieds posés sur le sol, sur la chaussée, d’attendre, des bras ballants, quand d’autres font des signes, bras en l’air, énergiques, la circulation, et des paroles en l’air, palabres, pourparlers, par dessus la circulation. C’est ça, au bout du bouchon l’espace s’ouvre d’un coup, la lumière, comme d’une baie, en sortie de courbe, au moment où elle se serre, d’un coup, cela s’ouvre sur le ciel encore plus vaste, moins décidé. C’est comme en une fois qu’elle y est, l’espace qu’il y a là, la décharge d’espace, et si elle finit par avoir des gens, ces gens en vue, et bien que l’endroit lui soit, lui devrait être, familier, des visages qu’elle peut distinguer, elle n’en reconnaît aucun. Il y a des choses méconnaissables sur le bord de la route. Les ombelles. Le fauchage tardif. La verveine ou la mélisse, elle ne sait jamais. Maintenant le ciel prend un blanc d’huître. Se fige, elle dirait. Cela arrive plus vite qu’elle n’aurait dit, oui, elle est arrivée. La vitre baissée, comme en prévision. Elle se présente. Elle sourit.

2 commentaires à propos de “#L1 | Les noms lui échappent”

  1. Toutes ces infimes perturbations – à l’oeil de bois comme un nerf uppercut – tricotées en un flot salvateur… jusqu’au sourire de fin, me font penser à la montée chromatique des Danseuses de Delphes de Debussy !

    • Merci de vos retours, Françoise. Je ne savais justement pas quoi me mettre dans les oreilles en cuisinant. Je note donc : Biréli Lagrène (lequel ?), Danseuses de Delphes (c’est dans les Préludes, n’est-ce pas ?)