#40jours #02 | Voir sans être vu

La fenêtre de l’appartement est un écran. Tu as toujours été attiré par les écrans. Dans les appartements dans lesquels tu as vécu, tu as toujours recherché, privilégié la vue. Vue sur la mer, sur un petit jardin, une prairie, des collines, une baie, vue sur l’horizon, vue sur la ville. Et dans la ville c’est le vis-à-vis qui t’attirait le plus. Rue de Malte, derrière la Place de la République, dans le 11ème arrondissement de Paris, c’était la rue des hôtels, ton appartement était situé au 1er étage, face à l’hôtel du Nord et de l’Est, à l’hôtel Mareuil et à l’hôtel de Nevers. L’été, le spectacle était continu. Tu pouvais passer des heures à observer ce qui se déroulait dans les différentes chambres des établissements de la rue. Tu privilégiais le Mareuil, en face de tes fenêtres. L’hôtel du Nord et de l’Est était trop excentré à gauche, l’hôtel de Nevers à droite trop peu fréquenté. Mais la proximité des façades et la promiscuité qu’ils induisaient, la rue de Malte est une rue étroite et calme, peu de véhicules y circulent, hors des grands axes de circulation, empêchait l’observation longue sans attirer l’attention. Les gens qui logeaient en face fermaient rapidement leurs fenêtres ou tiraient les rideaux, pour retrouver un peu d’intimité. Fin du spectacle. Tu avais trouvé la parade. D’épais volets en bois que tu pouvais fermer à demi, te permettaient de te tenir derrière ces persiennes qui arrêtaient les rayons directs du soleil tout en laissant l’air circuler, et de regarder l’immeuble d’en face à travers l’assemblage à claire-voie de lamelles inclinées sans être vu. Fenêtre ouverte, les sons de la rue montaient jusqu’à ton appartement et complétaient l’image que tu avais sous les yeux. Les pièces qui occupaient la façade de cet immeuble étaient des chambres et, en enfilade dans la fond de la pièce, des salles de bains sans fenêtre, là où d’autres immeubles privilégient tantôt les cuisines, tantôt les salles à manger. Plus rarement les chambres, généralement situées côté cour, endroit habituellement plus calme que la rue. Tu assistais au retour des journée de visites de la ville, l’essentiel des habitants de l’hôtel était des touristes, les corps fourbus, éreintés par trop de marches, de musées, de kilomètres à pied, qui s’allongeaient pour dormir et tenter de récupérer. Les plus vaillants passaient à la salle de bain pour se rafraîchir, se changeaient pour sortir faire la fête toute la nuit. Tu les retrouvais autour de minuit, une heure du matin, guillerets, éméchés le plus souvent, leurs voix emplissant l’espace désert de la rue, que le calme de la nuit amplifiait à sa manière, se propageaient ensuite dans les étages, lorsqu’ils ouvraient les fenêtres. La chambre est le lieu du sommeil et du sexe, du rêve et du désir. Un espace de projection et de réflexion. Chambre d’écho et caisse de résonance de l’imaginaire. Je ne sais pas ce qui te fascinait le plus, passer des heures à observer ces inconnus dans leurs chambres, leurs rituels, actions répétées, identiques et monotones, geste banal du quotidien contraint par l’exiguïté du lieu, dans cet espace réduit qui les exposait au regard d’autrui, qui les accueillait de manière exceptionnelle, sans être le leur, dont il leur fallait s’emparer, auquel il leur fallait s’habituer, trouver leurs marques, leurs repères, dans un temps réduit, la durée de leur séjour en ville qui n’excédait que très rarement deux ou trois jours. Tu as vu des couples s’embrasser, des hommes et des femmes de tous les âges, d’endroits très variés, s’habiller et se déshabiller, se laver, se promener nu dans leur chambre, dormir la fenêtre grande ouverte, manger sur le rebord du lit car il n’y avait pas de table adaptée pour prendre un repas, des personnes regarder la télévision, dans la pénombre de la pièce, leur silhouette soulignée par intermittence par la lumière bleuté, vacillante du téléviseur, des gens chanter à tue-tête, danser, faire la fête, ou pleurer, consulter des plans et des cartes, lire des livres, se disputer plus ou moins violemment, et faire l’amour. Tu ne sais pas ce qu’il y avait de plus érotique, de plus attirant. Voir un couple faire l’amour, la lumière de sa chambre allumée ou dans la pénombre éclairée discrètement par les lampadaires de la rue, fenêtre ouverte à cause de la chaleur qui rendait l’air de la chambre irrespirable, ou ces fragments de corps inconnus que tu percevais à distance réduite depuis ton promontoire, quelques mètres à peine, invisible depuis ta vigie, en fonction des étages où ils logeaient, le bas de leur corps sans tête se déplaçant dans les chambres des étages inférieurs de l’hôtel, ou au contraire la tête, le buste ne possédant ni jambes ni pieds, dans les étages supérieurs, en fonction du point de vue depuis lequel tu les observais. Le piège de ce point de vue s’est vite refermé sur toi en t’accaparant de plus en plus souvent, et comme ces écrivains qui choisissent d’écrire devant une fenêtre avec vue mais qui sont distraits par ce qui passe derrière la fenêtre qui les empêche de travailler, tu ne pouvais plus quitter ton poste d’observation, fasciné par l’infini variation de l’infra-ordinaire. Tu as déménagé dans un autre appartement parisien, avec pour seul vis-à-vis le mur aveugle d’une ancienne imprimerie qui, une fois fermée puis détruite, a laissé place à la construction de deux immeubles encadrant un jardin situé juste sous tes fenêtres.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire