#06 | Sur la route de Babylone
#08 | La dame de vix, son cheval et son vase
#09 | Des gilets jaunes et des histoires

© L. Humbel, Dijon, 2021
#01 | Nuit sans insomnie
J’aimerais remonter à la source de ce voyage, mais rien ne m’est resté du départ, ni de la nuit qui l’a précédé. J’ai dormi dans mon lit à Marseille, la belle aventure ! Si seulement j’étais insomniaque, j’aurais des choses à dire. Les insomniaques ont toujours des nuits bien plus extraordinaires que les miennes, avec mes rêves souvent oubliés, mon brouillard interne, mon sommeil très lourd et peu réparateur, mêmes nuits, tant de nuits avant tant de départs.
Je crois que nous sommes partis dans l’après-midi. Nous avons fait tant de fois cette route que ce départ-là, pas plus signifiant que les autres, n’a rien laissé de saillant dans ma mémoire. Ce n’était pas encore un voyage, ça restait au stade du trajet entre chez nous et chez mes beaux-parents, pour passer Noël. Le voyage, si par voyage il faut entendre découverte, ne se fit que quelques jours plus tard, le 28 décembre, et fut très court en kilomètres, aller-retour. Il méritera plus d’attention.
Mais aujourd’hui, c’est l’ensemble du trajet qui prend place dans un projet de roman auquel je travaille, et cette autoroute tant de fois empruntée, je veux la scruter, tour de roue après tour de roue, je veux en lire le paysage de l’autre côté de la barrière de sécurité, je veux rencontrer les hommes qui ont posé les pylônes et composé les panneaux. Or en relisant mes carnets de ce moment-là, je note que l’intention était déjà en moi.
Et que je rêvais beaucoup. Car je dormais. Est-ce que les insomniaques rêvent aussi ? Ils m’emmerdent, les insomniaques, avec leur air de mieux comprendre le monde que le commun des mortels, avec leurs nuits devant eux, avec la tension qui les tient dans un éveil surhumain, alors que moi, quand je n’ai pas fait mes huit heures, je me traîne toute la journée. Où puisent-ils l’antidote à l’épuisement ?
La veille de notre départ, j’ai noté un rêve : « J’ai fait des courses toute la nuit dans un supermarché, c’était fatigant, je n’ai rien acheté. Je me suis retrouvée coincée entre deux rayons qui se rapprochaient de plus en plus l’un de l’autre. J’ai reconnu une copine, de dos, à ses cheveux très noirs, à sa coupe, mais le temps que je fasse le tour devant la tête de gondole, elle avait disparu. J’ai couru dans tout le magasin, ouf ! J’étais bien contente au matin. »
Les pages de mon carnet ne contiennent pas à proprement parler de notes de voyage. Ce sont plutôt des réflexions éparses sur les infrastructures, les déplacements, l’empreinte humaine sur le monde. Il m’importe peu de retracer le trajet jusqu’à Beaune minute après minute, ou de savoir sur quelle aire nous nous sommes arrêtés pour le goûter de notre fille, mais je voudrais inclure à ce récit le trajet préalable au voyage du 28 décembre, car même si je n’en savais rien sur le moment, il en était à la fois la phase préparatoire et l’aboutissement.
#02 | et le silence
Il fait bientôt nuit. Et le silence. Le silence va bien avec l’hiver. Le long de la route, les vallons sont vert sombre, la terre grasse, le paysage désert. Abandonné. Et les branches des arbres font une mousse grise. Notre fille est restée chez ses grands-parents. Nous parlons peu. Il dort. Quand j’ai passé le panneau qui fléchait sur la gauche « Sources de la Seine 2 km », je me suis retenue d’y aller, mais mon mouvement du cœur, les mains sur le volant : je voulais. C’est là en effet le voyage, même si là je ne le sais pas. Ce sera le voyage. Plus tard. Là déjà il est tard et l’après-midi d’hiver est presque nuit. Notre but, Châtillon, son musée, une chambre d’hôte. Et demain le retour.
Bien différente est l’entrée dans Beaune quand nous venons de l’autoroute du sud, comme quelques soirs plus tôt, comme toujours. Passée l’aire de Merceuil à cent trente à l’heure, prochaine sortie gendarmerie, transportés tous les trois de fatigue et de joie, lui, notre fille et moi, dans la courbe brutale qui nous chavire à droite, et au rétablissement l’air glacé par la fenêtre ouverte sur le péage automatique, nous chantons en riant la comptine rituelle qui marque la fin du trajet, la fin de l’autoroute, l’attente impatiente des toutes prochaines embrassades et de la soupe familiale.
Bien différente sera aussi – les saisons changent – la seconde fois que j’arriverai à Châtillon. A pied.
Là, dans le jour d’hiver qui est presque nuit, une fourche où nous hésitons sur le chemin à prendre – partout ailleurs le musée est fléché. Alors nous prenons conscience d’être à Châtillon. Avant, nous n’avons pas donné cette signification à ce que nous avons vu – car nous avons vu le panneau en forme de croix avec les horaires des messes et le panneau routier signalant l’agglomération ; sur un grand bâtiment nous avons cru lire « miel », mais de plus près c’était « MJL sérigraphie » ; nous n’avons pas prêté attention aux grandes maisons blanches et surhaussées, avec leurs toits de faible pente recouverts de tuiles aux diverses nuances de marron, simplement bourguignonnes ; ni à la station service et aux commerces agricoles ou alimentaires dans des hangars de tôle. Un rond-point. Un hôtel s’imposant aux autres constructions. Plus loin sur la droite quand nous prenons à gauche, un clocher. La rue devient commerçante. Les magasins sont encore parés, Noël vient juste de passer. La rue est vide et triste. Elle porte le nom d’un maréchal. Les façades sont toutes pareilles, pierres rectilignes, joints apparents. J’ignorais que la Bourgogne avait été touchée par la Seconde guerre mondiale.
#03 | Hôtel California
Nous entrons dans un café. Il y a là trois vieux assis, dont un seul porte une casquette, et quelques jeunes désœuvrés, aux habits mous, aux postures branlantes, une fesse sur le bord de table et un pied sur la chaise, ou l’inverse. Ils émettent par intervalles des salves de bruit avant de retomber dans une apathie ronronnante. Ils font comme s’ils ne nous avaient pas vu entrer. Ils font comme si nous n’étions pas attablés devant des boissons tièdes. Une guirlande malingre clignote. Une enceinte crachote « Hotel California ». Un vieux ricane. Un jeune hurle et puis rentre dans sa coquille. Le temps passe. Il fait nuit depuis le début. Nous restons collés à nos chaises en formica, dans un sentiment d’impuissance et de désolation.
# 04 | Les cigales
L’A7. Et même l’A6. De Provence en Bourgogne, et puis retour chez moi. L’hiver, comme là, et les autres saisons. Jadis, pour la première fois : les cigales. J’ai ouvert la portière. Juste ça : les cigales. Il y avait bien, déjà, le ciel bleu à travers le pare-brise, et les pins, et les panneaux routiers, Orange, Barcelone, « pour Montpellier suivre Barcelone », étais-je vraiment dans le même pays, moi qui avais grandi entre Mantes et Paris ? Et surtout la portière ouverte, la bouffée de chaleur, les cigales. Que j’aurais dès demain pour quotidien. Envie de rire. Par trop étrange. Le cœur gonflé du vent, du bleu, du soleil. Sur l’aire de Lançon-de-Provence il y avait des voitures et des pins. De grands pins à l’ombre intermittente, avec des taches de soleil entre. Maintenant je dis « Lançon », comme je dis « Aix » ou « Salon ». La Provence va de soi. Alors je ne savais encore rien des cigales, de la vague descendante de leur chant à la nuit tombante, suivi d’un retour isolé en écho.

© L. Humbel, Beaune, 2022
# 05 | Beaune
Beaune | Ville aux grands toits pétrifiée dans les murs de son passé.
Le Rempart des lions ne fait plus peur à personne avec ses fauves couchés aux bouclettes de pierre qui ne gardent que les rampes d’accès triangulaire d’un bastion ouvert à la promenade.
Statue d’un homme assis | Marey, bonhomme gris, regarde d’un air satisfait son invention, la chronophotographie. Un cheval court derrière lui en mouvements décomposés. Sur le col du vase de Vix court une autre frise de cavaliers.
Magasin de minéraux | Derrière le comptoir, une femme grande, maigre et ridée, la coupe au bol, semble fossilisée au milieu de cet extraordinaire musée en miniatures. À l’entrée d’un client, son visage s’anime, ses yeux prennent l’éclat du jade et de l’opale.
Ruelle sinueuse entre une église en un mur aveugle | Elle s’appelle l’impasse d’Enfer. À pied l’on passe. Un panneau routier indique « Demi-tour impossible ».
Cercle portugais | Le drapeau rouge et vert, avec son écusson compliqué, orne la toute petite porte d’une petite annexe à côté de la grande bâtisse qui ressemble bien à la mairie qu’elle est.
Porte Saint-Nicolas | Une arche aux allures de lettre greque, « pi » planté au milieu de la chaussée, il manque les portraits de famille dans les cadres ovales des côtés. Derrière et devant, longs toits de tuiles sombres.
Une allée de tilleuls aux racines saillantes où je manque de tomber.
#06 Sur la route de Babylone
Il n’est pas évident que Karen, au volant, comprenne de quoi il est question sur la banquette arrière ; ce qui est sûr, c’est qu’elle ne distingue pas la totalité des phrases qui sont prononcées par les archéologues, la plus âgée répondant d’une voix un peu sourde à sa jeune collègue qui, en riant, lui parle de Babylone.
Babylone !
Sur la droite à travers le pare-brise, l’aile suspendue d’un rapace attire l’œil de Karen. C’est l’espace d’un instant, avant qu’elle revienne à la discipline, à la vigilance nécessaire à la conduite automobile. Dans cet intervalle, quelques phrases ont plané dans l’habitacle sans la pénétrer de leur sens.
– Tu as pu te débrouiller pour y aller ? entend-elle derrière.
L’autre se met à parler d’un chef de chantier qui chantait pour annoncer la reprise et la fin du travail de fouille, et Karen ne sait pas s’il s’agit encore de Babylone ou d’une autre ville dont elle n’avait jamais entendu le nom, mais qu’elle va garder comme un talisman jusqu’à en découvrir la signification : Ougarit.
Une longue côte s’annonce sur l’autoroute. Dans le bruit du moteur, alors qu’elle rétrograde et que les véhicules autour d’elle déboîtent et choisissent leur file sur le ruban d’asphalte en fonction de leur vitesse et de leur poids, elle perd encore des fragments du discours qui se développe sur la banquette arrière, ininterrompu depuis leur départ, et qui continue de lui parvenir de façon lacunaire, comme une épopée ancienne tracée sur des rouleaux de papyrus dont certains auraient été mangés par les termites, ou comme ces tablettes de terre portant les comptes des tributs versés aux rois de Ninive, dont la conservation – accidentelle et partielle – n’est due qu’à l’incendie d’une demeure qui a fait cuire l’argile, et dont la lecture permet de connaître quelques détails de l’histoire des empires entre Tigre et Euphrate, mais n’en livre pas la trame complète. Et dans ce brouhaha, elle entend la voix sourde fredonner un air qu’elle se souvient d’avoir entendu, petite, « Babylone, Babylo-one, Babylone tu déconnes… » et qui ne lui évoque ni Hammurabi, ni Nabuchodonosor, mais le square Boucicaut devant le Bon Marché, à Sèvres-Babylone, et qu’il y a par là des souvenirs gênants, physiquement gênants, dont elle ne parvient pas à se dépêtrer, même si elle braque sa mémoire sur la complicité des bons moments passés juste à côté, dans la chambre de bonne de son amie Pauline.
#07 | Entre Berre et colline
Pour Karen, dont les dimanches d’enfant funiculaire à Montmartre ou barque au bois de Vincennes, Aubagne et Marignane se ressemblent.
Estelle est d’Aubagne. Elle connaît la poussière d’argile, la sècheresse du vent dans la colline, l’odeur du thym que saupoudre le cri-cri rêche des cigales, l’ombre recherchée entre les trouées des aiguilles des pins, sous les rameaux des yeuses. Elle a poussé dans les grottes trompeuses que l’imagination explore jusqu’au centre de la terre, et dont les parois glissent sous les doigts. Attention aux cailloux qui roulent dans les éboulis. Les pierres pointent sur tous les chemins. Le cercle de l’horizon est barré par la roche, blanc et ocre, où le vert n’apparaît que par petites touches. Le Garlaban fait le fier, avec son menton levé au-dessus de sa falaise. C’est le règne du vertical.
Vers la fin de ses études, Estelle s’installe à Marseille, rencontre Julien, et découvre un monde au-delà : Vitrolles, Rognac, Marignane, et Berre-l’Etang au milieu de l’étang de Berre, dont la surface place est contenue dans une cuvette formée par des chaînes collinaires, avec peu de reliefs saillants. Le viaduc de Martigues, qui les unit comme un fermoir au-dessus du canal de Caronte, s’élève presque aussi haut que la ligne des sommets. Du bord de l’eau dépassent cheminées des centrales et des raffineries, sphères du stockage du gaz, et la tour de contrôle de l’aéroport. Elle leur tourne le dos, s’enfonce dans le paysage, entre roseaux et joncs, découvre la salicorne, regarde s’envoler un bruant. Elle s’étonne de la couleur rose, presque violacée, des plus petits étangs qui jalonnent les alentours du site archéologique de Saint-Blaise où elle embauchée pour fouiller, quelques années après. C’est un crustacé, apprend-elle, qui colore ainsi l’eau des étangs saumâtres à forte salinité.
Elle ne veut plus jamais se promener ailleurs. Ils prennent la vieille voiture de Julien, passent de l’autoroute aux chemins. A côté du pont romain de Saint-Chamas, il la prend en photo parmi les touffes de cheveux d’ange (stipa tenuissima) plantées en droites lignes, qui agitent leurs mèches moins blondes que les blés.
Souvent l’amoureux doit emmener son petit frère. Pour lui faire plaisir ils vont garer leur tacot déglingué à côté des belles bé-emmes, chez le concessionnaire de Saint-Victoret. L’enfant parcourt d’un œil rapide les carrosseries rutilantes, se faufile entre elles jusqu’au bout du parking. Là, dans l’axe exact de la piste de Marignane, il reste à scruter les décollages et les atterrissages des carlingues fuselées, reconnaissant à leurs couleurs toutes les compagnies du monde – croit-il – sans même rêver d’un départ vers ailleurs. Il pourrait rester encore, mais les grands en ont assez. Ils traversent un quartier de maisons basses entourées de maigres lauriers d’agrément, où des palmiers isolés saluent de leurs grandes ailes les arbres du bord de l’étang, pins d’Alep et tamariniers rabougris par le vent. Ils vont se dégourdir les jambes sur la plage du Jaï, et – car le petit frère n’est pas toujours là – se réchauffent l’un contre l’autre à l’arrière de la voiture, des giclées salées que le vent glacé leur a portées avec l’écume. Ici souvent l’étang est blanc.
Huit ans ont passé. Elle connaît tous les oppidums protohistoriques de la chaîne de la Nerthe. Elle sait passer à pied du Verduron à Teste-Nègre, et ensuite comment faire pour entrer sans se faire repérer sur le site des carrières Lafarge pour atteindre le site de de la Cloche dont l’accès n’est plus autorisé depuis la fin de la fouille. Elle va encore quelquefois de Marseille à Martigues. L’autoroute passe au travers de ces collines semées de ces souvenirs de guerriers gaulois, au cœur d’une pinède clairsemée sur la roche calcaire et soudainement à Châteauneuf, l’autoroute s’abaisse au niveau de l’étang, à le toucher, elle côtoie l’eau de très près. Une digue protège un petit port de plaisance où les mâts des voiliers font une autre forêt, et en avant duquel, contre un quai écarté, continue de pourrir la carcasse abandonnée d’un vieux bateau en bois. Il est malaisé de ralentir pour l’observer, et Estelle n’a jamais trouvé le moyen de la photographier de près. Ce qu’il reste du navire s’enfonce chaque année un peu plus, son plat-bord affleurant à la surface de l’eau, son étrave ayant de plus en plus de peine à se dresser, les planches de son bordé s’écartant les unes des autres. Estelle aime penser qu’elle a devant les yeux l’image d’un vestige archéologique en devenir. La vase de l’étang de Berre va engloutir cette épave comme la vase de Massilia a jadis patiemment recouvert, décennie après décennie, un gros-porteur romain, vingt-six mètres de long, laissé lui aussi à l’abandon dans le port après de loyaux services de cabotage commercial, amphores et compagnie, et de multiples réparations. La vase en le protégeant d’un pourrissement total, l’a sauvé de l’oubli, et chaque fois qu’Estelle voit l’épave du « navire de la Bourse » au musée d’histoire de Marseille, elle se dit que son histoire passée avec Julien, par-dessus l’amertume, lui a laissé des souvenirs qui dépassent la finitude de leur temps donné sur terre.
#08 | La dame de Vix, son cheval et son vase
Pour avoir une chance d’intéresser les foules, il faut raconter les voyages de Marco Polo, de Napoléon ou de Christophe Colomb. La dame de Vix, personne ne connaît.
C’est pourtant bien intéressant.
Des deux spectaculaires découvertes archéologiques de la tombe (5 janvier 1953), la dame et le vase, lequel a voyagé le plus loin ?
Le marché commun ouvre les frontières à toutes les marchandises.
Le vase en bronze venait de Sybaris. C’est le plus grand vase grec jamais retrouvé. Sybaris est en Calabre. La tombe de Vix est en Bourgogne. La Grèce est une constellation.
Je l’imagine cavalière.
Les Gaulois n’ont pas de nom. Même Vercingétorix ne s’appelait pas comme ça. « Rix » veut dire « roi ». Vercingéto : son nom ou celui du peuple qu’il exploitait ?
Elle vivait cinq cents ans avant Vercingétorix. Elle n’a de nom que Vix. C’est bien, ça sonne gaulois.
Et Sequana ?
Elle portait un torque en or, couchée sur son char funéraire. Morte, on tient moins bien à cheval que vivante.
Elle parcourt les plateaux entre Saône et Seine. Le plaid sur sa selle est orné de losanges. Sa cape est de laine, sa tunique est de lin. Le tissu qui retient ses cheveux se distingue mal, mais sa parure de métal brille au loin. Elle s’entoure d’une escorte en armes.
Les marchands grecs ne savent rien d’autre que suivre le bord des rivières. Ils ne peuvent s’aventurer seuls dans ces parages où les cours d’eau sourdent, où le paysage perd le voyageur à travers les coteaux et les champs.
Les paysans forgent le paysage. Les forgerons fabriquent les socs des charrues. Les Gaulois sont de grands défricheurs. Les Grecs ne s’y attendent pas. Ils goûtent l’hydromel, avec une larme de nostalgie pour le petit vin de Massalia. Ils apportent des amphores de démonstration pour ce nouveau marché.
Le vase de Vix est gigantesque.
Et si elle était née ailleurs ?
#09 | Des gilets jaunes et des histoires
Il faut que Karen rencontre quelqu’un. Il faut qu’elle parle, qu’elle comprenne ce qu’elle fait là, dans les frissons du printemps alors que la lumière décroît, dans les rues de cette bourgade où elle n’a rien à faire, où elle venue, où elle est. Les gilets jaunes aux portes des maisons, çà et là dans les villages qu’elle a traversée, et encore ici dans cette rue en pente, déserte – désertée ? où sont les gens, où sont les corps absents de ces gilets ? – les gilets jaunes, s’ils sont pendus là en signes de reconnaissance, ne font pas sens pour elle. Elle va à pied maintenant, la voiture est quelque part à l’arrêt, Karen avance seule, et debout, et la fraîcheur descend avec le soir, il fait jour tard désormais, avril déjà bien entamé, où sont les gens ?
Elle finit par en rencontrer, dispositif qu’elle s’est inventé à la vue d’une station service, entrer bonjour bonsoir, acheter un gilet jaune, voir ce que ça provoque, elle arrive à pied, elle achete un gilet, elle ne cherche pas la provocation, elle attend la rencontre, la réaction. La personne à la caisse – elle ne saura plus dire ensuite si c’était une femme ou un homme – porte un gilet jaune mais ne lui sourit pas, ne lui dit rien d’autre que le prix et à peine merci. Méfiance. Quels mots va-t-on échanger, quelle histoire va-t-on confier, quelle tranche de vie va-t-on raconter à une étrangère, qui vient de la ville, assez bien habillée pour être une politique ou tout comme, une journaliste, une curieuse, une voyeuse. Elle paye, elle s’en va discrètement, elle sent qu’elle n’est pas la bienvenue, elle redescend à pas rapides vers l’allée d’arbres bourgeonnant près des sources de la Douix. Elle jette le gilet à l’arrière de sa voiture, reprend son souffle et laisse sa transpiration s’évaporer.
Il faut que quelqu’un lui parle des arbres, lui dise leur nom, qu’il lui raconte les histoires de la source, les histoires de la Seine. Il faut qu’elle rencontre quelqu’un.
#10 | Métallurgie
10-1 Le bâtiment est porté par un puissant soubassement. Deux arches de pierre, épaisses comme des tunnels, encadrent une haute voûte en berceau au bout de laquelle un escalier à double volée, incongru dans son élégance baroque, monte vers l’éclat blanc du jour. Au palier intermédiaire, une lueur jaune flamboie sur les côtés, au-delà de deux ouvertures verticales de la taille d’une porte. C’est la Grande forge de Buffon. Elle entre, ignorante de ce qu’elle va trouver. Le nom lui parle de feu, de flammes, de soufflets, de fer fondu. Un extincteur est posé dans un coin, sur le sol battu.
10-2 Elle traîne sa valise depuis la gare. La rue Buffon n’en finit pas. les immeubles sont plus raides les uns que les autres. un seul arbre dépasse des grilles du Jardin des Plantes, invite à entrer. Elle a cassé une roulette, la valise fait le même bruit, en miniature, que les godets d’une tractopelle qui accroche sur les premières pierres enfouies, après avoir décapé les couches supérieures d’un chantier d’archéologie. Elle décide de prendre le 24. Elle ne lève pas les yeux vers les hauts murs sévères de la galerie de minéralogie.
10-3 Elle ne voit pas la barrière rayée rouge et blanc, qui se mélange au marquage rayé rouge et blanc du sol. Sinon, elle n’oserait peut-être pas avancer si près du site avec ses hangars de brique,et de tôle, aux toits pointus, avec le portail vert et le panneau portant dans des triangles les sigles de toutes les choses auxquelles il faut veiller, la vitesse, les piétons, les cyclistes, la machine à vapeur : « ArcelorMittal Le Creusot. Priorité au train et aux engins. Arrêt obligatoire à tous les passages à niveau. Ce qui l’intimide le plus, c’est la zone immense entre la barrière et les hangars, où même les camions paraissent minuscules.
10-4 Elle cherche encore son chemin.
Pour la partie imaginaire de ce voyage, je voulais suivre un commerçant de Massalia et son guide gaulois le long de fleuves qui montent, d’affluents qui s’enfoncent vers des plateaux dont les vallonnements boiseux font perdre le chemin des sources, je voulais raconter son voyage depuis les rivages de la Méditerranée vers les terres barbares où des peuples qui ne s’appellent pas encore Eduens ni Parisii naviguent pour transporter le précieux étain et une boisson exotique et nouvelle, le vin. J’ai relu la consigne. L’invention ne doit pas se sentir. L’irréalité d’un voyage dans le temps serait trop évidente. Je vais rester dans mon époque et raconter deux voyages réels qui me sont arrivés, dont l’un sera plus inventé que l’autre. Celui-ci est droit et sinueux. L'autre est circulaire.
Rétroliens : Voyage en boucle #01 | – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer
est-ce qu’on peut relier les récits, les personnages à l’autre texte #1 via les notes écrites dans le carnet sur la terrasse de l’hôtel la nuit d’avant ? ou alors s’agit il vraiment de deux textes distincts ?
j’ai eu un peu de mal à le savoir
(peut être qu’il me manque des infos ou que j’ai raté des détails… et tout peut continuer à se définir dans l’avancée)
mais toujours grand plaisir à te suivre…
Merci Françoise de ta lecture et de tes questions. Je voudrais écrire deux voyages (aussi vrais pour le lecteur l’un que l’autre), l’un en Bourgogne, l’autre qui commence à Tarquinia ; les deux ont une forme autobiographique, mais ce sont deux moments distincts. peut-être qu’en travaillant sur le ton de l’un et de l’autre, je pourrais faire sentir cette distinction.
J’aime bien l’idée des insomiaques qui ont l’air de mieux comprendre le monde… Les rêves comme les insomnies en tout cas me semblent être créateurs de voyages ou d’envies de voyage.
Merci de votre message Elisabeth !
J’aime beaucoup ces cigales je les entends. beaucoup ce passage de Mante vers Lançon … et le codicille qui est une belle manière d’aborder la question du voyage fiction imaginaire … Sinuer dans le réel
Oh la la Nathalie, je lis la date où tu as posté ton commentaire, je trouve enfin un peu de temps pour y répondre ! Merci pour cette lecture et pour cette écoute…
j’aime les images simples auxquelles tu raccroches ton souvenir et ton texte : les cheveux d’ange (et même nommés en latin), les phrases comme « Ici souvent l’étang est blanc. » qui nous font du bien quand on passe sur elles
et on circule « au cœur d’une pinède clairsemée sur la roche calcaire »…