#photofictions #09 | Voyage retour

Aller chercher Sasha. Je disais, non, mais j’avais déjà accepté. Il y avait quelque chose chez Sasha, quelque chose de flingué, mais qui fonctionnait tout de même, qui fonctionnait mieux, que c’en était effrayant. Ça m’avait sauté aux yeux dès la première consultation — l’honnêteté réclame que je dise : sauté à la face, à la gueule —. Bref, je louais une bagnole et j’y allais. L’impression d’être un éduc de rue faisait son petit frisson. La première fois j’ai emprunté la voiture d’un collègue de la clinique,.Plus après, c’était trop d’histoires à entendre et trop d’explications à donner. Mais ce Sasha, a-t-il à proprement parler un problème neurologique ? Et on insistait sur l’adjectif pour bien me faire sentir la dérive, la faute professionnelle toute proche, le temps perdu et le manque à gagner pour la clinique. Sasha n’avait pas de problèmes neurologiques. Ça allait très vite dans sa tête rasée, voilà tout.

Les sourcils aussi étaient rasés, ça lui donnait un air de gosse en chimio. Ça exaspérait sa famille et pour cette raison déjà, c’était un choix esthétique pertinent. Tout comme ses escapades… depuis son retour du Moyen-Orient, elles se bornaient pourtant à d’inoffensives virées en province. Nous n’avons jamais croisé la moindre cité dans ces rapatriements. Haute-Saintonge, Combrailles, Hainaut, Outre-Forêt, Haut-Bugey, Marensin… L’autoroute ne durait jamais bien longtemps. Toute la campagne défilait bientôt sur le pare-brise et au retour, on ne prenait plus que des petites routes. Il y avait des ronds-points et des zones commerciales de loin en loin, dans ces paysages, elles ressemblaient à des studios de cinéma. On imaginait les films qui s’y tournaient ni vus ni connus, derrière les façades en plastoc. Sasha en avait terminé avec la période Chips et Twix de nos premiers contacts, la voiture sentait la pomme et le café. Ses moments d’édification alternaient avec de grandes plages de silence, sans jamais s’assoupir, en veille, sinon en alerte. Tout à coup, une maison close sur le bord de la route, c’est parti pour vingt minutes : Tu crois qu’elle est fermée comme un Tupperware ? Mais non, juste assez pour ne pas être squattée. Elle ne ferait pas l’affaire pour plus d’une nuit. Tu ne veux pas penser à des planques d’une nuit, tu veux un refuge, un espace de repos dans l’intranquillité, elle ne te lâchera plus, fais-lui confiance, mais les négociations restent ouvertes. Tu l’as vue avec ses volets clos ? À vendre, ça fait toujours rêver que personne ne veuille l’acheter. Elle est isolée, ça te paraît bien. Pour une nuit c’est bien, mais pour le repos, tu ne veux pas te retrouver en terrain dégagé comme un lapin le jour de l’ouverture de la chasse. Les champs autour, pas de forêt, pas d’ombre, donc pas de sortie en douce. Et le bout d’allée qui mène à la porte, derrière la petite barrière en bois de guingois ? Tu as vu comme l’herbe y est piétinée ? Non ? Elle a de la visite, cette baraque, immobilière. Tu la rayes de ta liste illico.

#maisonmodeste #pavillon #maisonscloses #périphérie

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

11 commentaires à propos de “#photofictions #09 | Voyage retour”

  1. Rétroliens : #photofictions #09 | Le Domaine des Fossés – Tiers Livre | les cycles atelier d’écriture

  2. pas d’image-source à mettre en lien (copie écran ?) mais merci pour ce que texte crée d’instable tout autour de lui, ça mettra en mouvement l’ensemble

    • Merci Laurent. Je suis surprise en lisant le mot noir. Agréablement surprise, oui, j’aimerais écrire ça. Et si te lis ainsi, c’est que, sans m’en apercevoir, je suis passée par ce point…

  3. Road-movie, pas forcément noir mais avec un genre de férocité ou d’urgence. J’avais lu « un espace de repos pour l’intranquillité », comme dirait pour cultiver l’intranquilité. Parfois lire sous les mots…