#40jours #32 | Pour la première fois

Combler le vide du cœur en se remplissant les yeux du mouvement des rues qui fatiguent les muscles à force d’y marcher. Quel que soit le crachin, sortir. Déambuler encore au vent du soir. Rentrer toujours à pied. Se déplacer en personne – et jamais chemin n’est moins direct. À peine arrivé ressortir encore pour regarder, ou faire semblant, l’affichage sauvage de la publicité, les devantures des cinés. Prendre toutes les rues dont les noms font rigoler le détective entre les pages. Quelquefois traverser le fleuve gris. Un fleuve ? Qu’en sait-on ? C’est un boyau d’eau, dont la couleur tient du vert, du gris, de l’argent, d’un bleu de pigeon, d’un peu de jaune ou de marron, qu’en sait-on où va la Seine, avec tous ses S, à la mer dit-on, mais qui jamais de Paris a vu le Havre et Villequier, à part sur les cartes de géographie, dans des romans gueulards, dans des recueil de poésie. Les salles de classe sentent la craie. Porter ses pas à une heure avancée, et dormir tout le jour, ou se lever contre nature à quatre heures du matin, battre dans les deux sens les trottoirs de Beaubourg, et quoi, quel désespoir charrie la Seine. Guetter sur le fleuve le reflet du ciel, si maigre soit sa lumière, si jaune son eau, chargée de boue, morveuse, sanglots des siècles, des noyés, des morts en sursis, désespérément. « La Seine parle tout le temps, tout le temps du suicide. » Où a-t-on lu ça, qui revient à la gueule ? Dans le courant de cette phrase, chercher une autre citation au milieu des pensées qui viennent, désordonnées, chercher comment est tournée la phrase qui énonce pour seule alternative la révolte ou le suicide. Se souvenir de pas moins solitaires au sortir du lycée, de mains que par chance parfois on effleurait, de promenades où Paris devenait aide-mémoire littéraire, les Feuillantines, rue Tournefort et les Arts et métiers, le pont où temps passé ni les amours reviennent, mais les années passant revenir toujours à la Seine, à ses mêmes eaux morveuses aux reflets d’argent, chargées de l’eau miroir du Danube à Budapest, et des sanglots de la Plata. Et la Seine à Paris a des relents d’estuaires, de glaise et de roseaux, un endroit humide où mouillent les pétroliers, une eau fangeuse qui n’est ni rivière ni océan et l’humidité pénètre en profondeur, jusqu’au squelette de la mémoire, traverse la cuirasse des peaux des noyés, tendue par les siècles, amollit la chair, les crabes se régalent, un lieu qu’on ne reconnaîtra pas si un jour on y va. Aller cracher, aller cracher, aller cracher là-bas, phrase au bruit d’hélicoptère qui jette d’en haut un prisonnier et marcher, tête enfoncée entre les épaules et la nuit tombe de plus en plus tôt, un nom en écho, l’École de mécanique de la marine, et ça glace les os, gueule béante de l’épouvante, et les charniers jamais avoués, les restes blancs de jeunes gens désossés vivants, continuer à vivre, ne jamais s’arrêter, creuser toujours creuser, si difficile que soit la vérité, comment ne pas toujours y penser ? La couleur de la Seine est métallique et froide. Il est d’autres estuaires, des sables et des joncs, des vagues roulent sous l’étrave, des lits ensablés laissent des flaques dans le paysage, des hérons s’envolent. Il est des pétroliers et des chantiers navals. Peut-être jamais n’aller là-bas. Peut-être ne pas même en rêver. Mais en lire toujours. Revenir à la boucle du fleuve, à la même eau du temps, courbure des souvenirs, comme la rivière, toujours la même et chargée d’un flux différent. Au-dessus d’un quai de pierre où l’eau s’écoule lentement, où le fleuve enserre l’île, s’arrêter à ce parapet, toujours le même, lever les yeux vers le conte de fée d’un hôtel particulier, déambuler à nouveau, s’accouder encore une fois, la distance avale le regard et qu’importe si le flot arrive jamais à la mer, à ce gouffre sans fond. Se souvenir de la bouche soudain ouverte dans un « ô » de stupeur au chevet de Notre-Dame. L’infini nuancier de gris du ciel de Paris n’a plus sa flèche noire pour l’équilibrer. Les lumières jaunes aux fenêtres des quais réchauffent le cœur et le broient aussi, douceur et nostalgie du temps de l’innocence. Tourner enfin son regard vers le quatrième étage qui fait la proue de l’île Saint-Louis et se souvenir, bien sûr, c’est ici que la Seine parle tout le temps du suicide quand les femmes se succèdent au balcon de la garçonnière et s’accoudent au balcon et s’écrient « Que c’est beau ! » Une pensée blafarde surgit à l’esprit, le masque de la noyée, plâtre blanc et livide moulé à la morgue sur le visage de l’Inconnue repêchée dans la Seine. S’obliger à rentrer et prendre le chemin le moins direct possible. Des papiers en lambeaux sur les murs de Paris collent à la mémoire, poisseux d’humidité. Des strates du temps d’avant affleurent au souvenir sous la modernité, donnent son épaisseur à la ville. Derrière la palissade, d’un immeuble détruit l’empreinte fantomatique sur le mur mitoyen du bâtiment voisin. Des quadrilatères disparates de papiers peints fanés, des conduits d’évacuation salis, de vieilles couleurs sur les motifs à fleurs, misérables reflets d’existences passées entre des parois dont rien ne subsiste. Suivre du regard la trace des planchers dans le plâtre, un sillon aux bords irréguliers. De ces vies, joies et regrets, de ces intimités affichées là dans leur plus vil aspect, de ces femmes, forcément des femmes, qui ont choisi les rideaux, assorti le décor, cousu les festons et posés sur les couvertures des dessus-de-lit côtelés, élimés par des années de manipulation quotidienne, jaune moutarde ou vert bronze, comme chez les vieilles cousines, de ces vies ressentir le dégoût. Hâter le pas pour conjurer et penser aux lunettes rondes du libraire. Sous les toits où l’on devient fou, dans une nuit ni bruyante ni silencieuse, lire pour la première fois un auteur rémanent.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

3 commentaires à propos de “#40jours #32 | Pour la première fois”

  1. Quel texte magnifique sur Paris-la-Seine ! J’ai vraiment beaucoup aimé te lire.
    Merci beaucoup Laure !

  2. « Et la Seine à Paris a des relents d’estuaires, de glaise et de roseaux, un endroit humide où mouillent les pétroliers, une eau fangeuse qui n’est ni rivière ni océan et l’humidité pénètre en profondeur, jusqu’au squelette de la mémoire, traverse la cuirasse des peaux des noyés, tendue par les siècles, amollit la chair, les crabes se régalent, un lieu qu’on ne reconnaîtra pas si un jour on y va. Aller cracher, aller cracher, aller cracher là-bas,  » quelle déambulation magnifique au fil du fleuve et des rues et jusque dans les chambres tapissées