#40jours #39 | Boulogne et Billancourt

Pouillon. Ils avaient habité la résidence Point-du-Jour construite par Ferdinand Pouillon. Quand Alice était enfant, le nom « Pouillon » lui semblait indigne d’un grand architecte et ses goûts esthétiques la portaient à vénérer les maisons bulles des Barbapapa plus que la composition cubique de cet ensemble moderniste. Ce n’est que bien plus tard, en découvrant que Pouillon avait écrit un livre (Les Pierres Sauvages) sur l’abbaye du Thoronet (où elle avait été littéralement saisie par l’enveloppement doux des pierres) qu’elle changea d’avis.


Heinrich. Le collège que les enfants fréquentaient, à Boulogne Billancourt a changé trois fois de noms (j’ai vérifié). Il s’est appelé d’abord le collège Heinrich, comme la rue éponyme. Un Heinrich un peu celèbre est Heinrich Himmler, l’un des plus hauts dignitaires du Troisième Reich, né le 7 octobre 1900 à Munich et mort par suicide le 23 mai 1945 à Lunebourg. Mais ce n’est pas lui évidemment ! (Himmler n’a pas de rue, jamais, nulle part, sauf peut-être dans une ancienne colonie aryenne d’Argentine). Non, M. Henrich était le principal acquéreur du sol de la rue nous apprend le rapport de l’architecte-voyer daté du 23 décembre 1892. Un propriétaire, donc. Rien de bien passionnant. Puis le collège s’est appelé Jean Rostand, écrivain, moraliste, biologiste, historien des sciences et académicien français. C’est bien le fils d’Edmond (oui, le célèbre père de Cyrano). Un homme très intéressé par les grenouilles et féministe avant l’heure (aucun rapport entre les grenouilles et les féministes). Enfin, le collège a été rebaptisé Jean Renoir. Deuxième fils d’Auguste, Jean est un réalisateur et scénariste français dont les films ont profondément le cinéma français entre 1930 et 1950 (Ah! la Grande Illusion).


Belles Feuilles. Alice prenait le bus 23 pour suivre un cours de danse rue des Belles Feuilles. Le studio était au sixième étage dans les combles du TBB (Théâtre de Boulogne Billancourt). Pour y accéder, on pouvait gravir un escalier de service métallique aux marches grillagées ou prendre un minuscule ascenseur (qui était interdit au moins de six ans). L’escalier très raide et étroit longeait des murs peints en noir mat, couleur habituel des arrière-salles de spectacles. On y respirait une odeur spéciale de dégrippant et de sueur, un parfum d’alcôve fait de trac, d’huile et de poussière, qu’elle avait respiré à nouveau, très fort, dans le roman de Zola Nana. Le studio était bas de plafond et étouffant. Une accompagnatrice accompagnait tous les cours au piano, y compris celui de gymnastique rythmique, sur un baltringue désaccordé. Cette femme, d’âge mur, portait de larges chemises hawaïennes et des pantalons noirs. Elle avait les cheveux très frisés, d’un texture étrange, brillante et mouillée avec des reflets roux (c’était probablement une perruque). Son visage était brun et mat parsemée de gros grains de beauté, de grandes dents blanches qu’elle découvrait en riant (ce qu’elle faisait souvent même si son hilarité était vraisemblablement couverte par la musique) et d’étroites lunettes papillon de plastique blanc. Elle ressemblait à Henri Salvador et Ella Fitzgerald. Si bien qu’Alice crut longtemps que cette allure colorée, asexuée, un peu déglinguée et fantaisiste était la marque des musiciens de jazz.


Seine. Rosalie (la jeune fille au pair vietnamienne) emmenait les enfants déjeuner à midi sur les bords de la Seine ; elle venait les chercher à l’école portant une cocotte-minute dans un panier. Dans la cocotte mijotait une blanquette de veau qu’ils mangeaient, sur leurs genoux, à peine tiédie, assis sur les rives herbeuses du fleuve.


Marcel Sembat. La place Marcel Sembat représentait pour Alice la limite nord de son territoire et la porte de l’enfer. Les automobiles plongeaient à vive allure sous la place (l’avenue Edouard Vaillant est souterraine à cet endroit) et crachaient des tonnes de poussière noire et suffocante. Les particules se déposaient en couche épaisse sur le M de la ligne 9, perpétuellement entouré d’un halo orange et sale.


Suma. Ils allaient au Suma sur l’avenue Jean Jaurès. C’était un supermarché assez vaste pour l’époque avec un rayon poissonnerie, fromage et traiteur ; Alice s’y est perdue souvent. Suma faisait partie des enseignes qui ont disparu à la faveur des mouvements de concentration de la grande distribution française. Mammouth (disparu en 2009)…Prisunic (disparu en 2003) …Félix Potin (disparu en 1996) … Continent (disparu en 2000). La nécro des supers.


Le Club. Le dimanche, ils passaient la frontière de Billancourt, où les vestiges d’une ancienne vie ouvrière persistaient encore, pour le Bois de Boulogne. Albert et Danielle étaient inscrits au Racing que la mère de Danielle, appelait « Le Club ». C’était un club de sport très couru où Danielle était connue comme le loup blanc. Elle y passait des heures (son travail au Ministère lui laissait pas mal de liberté dans son emploi du temps) à discuter avec des jeunes énarques et des producteurs de cinéma à la calvitie naissante. Alice elle, appréciait beaucoup les œufs mayonnaise du snack et le bleu ciel et blanc des maillots.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)

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