#L7 : un carnet

  1. Une échappatoire en cul-de-sac pour le fils : il s’engage dans la Marine le 22 janvier 1958. Après sa formation militaire et son brevet d’électricien, il part pour l’Algérie, quittant ainsi son Nord natal, et la férule du père qui lui a refusé d’ embrasser la carrière de musicien. Il n’a que dix-neuf ans. Il jouait de la clarinette.
  2. Le premier accrochage sévère : une embuscade de leur convoi.
  3. Ce qui vient : comment les armes françaises se retournent contre l’armée française. Un retour à l’envoyeur par les armes, métaphore violente du refus de la présence coloniale. L’explosion de l’half-track de tête de convoi ; les blessés et les morts. Le sauvetage par la Légion.
  4. Ce qui viendra : une mission en mer, où le 28 octobre 1961, L’Agenais et Le Savoyard déroutent le cargo panaméen Irigito chargé de 300 fusils mitrailleurs espagnols destinés aux maquis du FLN.
  5. Il reste à dater les évènements (le 2-3).
  6. Ces lignes interrogent le fait de partir et d’arriver quelque part, d’être confronté à l’inouï d’une culture autre, à la violence et à la cruauté d’une guerre qui ne dit pas son nom.
  7. Le compagnonnage des amis de peloton.
  8. Le point de vue interne d’un gradé posé, mesuré, qui donne les ordres.
  9. Le point de vue interne d’un ancien d’Indochine, brûlant de vengeance.
  10. Le point de vue omniscient/interne du personnage du fils, pas encore père de celui qui écrit ces lignes (l’auteur), notamment à travers quelques extraits d’un journal de guerre (fictif)
  11. Une réflexion sur cette guerre, nourrie de lectures diverses (témoignages, études historiques, romans, etc.)
  12. Le point de vue du fils-auteur à travers le temps : la confrontation au silence
  13. L’héritage rapporté par le père
  14. Les inserts, collages de « réalité »: panneaux, revues militaires, qui introduisent une objectivité froide pour lester/accréditer la fiction historique ; mots en langue arabe (texte en français traversé par la langue arabe algérienne)
  15. Ce que j’aimerais qu’il advienne : pouvoir écrire l’expérience (Bildungsroman) de la guerre, le traumatisme et le choix du silence. Tenter d’en expliquer les raisons.
  16. Qu’a pu penser le fils (personnage) du père, ancien prisonnier des camps allemands ? Comment cette filiation des armes a pu jouer ? Et de la mère, Simone Tourtois, pupille de la Nation après la mort de ses parents fusillés par les Allemands ? Poids de cet héritage sur le fils, puis sur sa future famille : sa femme et ses deux enfants.
  17. Séduit et intrigué il y a très longtemps par le journal de guerre de mon grand-père Aristide, composé de réflexions et de petits textes poétiques, de dessins. Ce carnet était dans le grenier (réaménagé en chambre d’ami) de ma maison familiale (Anzin). Puis le carnet a disparu, à mon grand regret. J’ai appris, avoir avoir repris contact via FB avec une cousine, que ce carnet, mon père l’avait laissé à sa sœur Danièle (maintenant décédée). A sa mort, c’est un de mes petits-cousins, Julien Breuque, qui l’a récupéré, à des fins de recherches généalogiques. Ma cousine a pu m’envoyer une copie intégrale dans une enveloppe kraft : je voulais en faire quelque chose.
  18. L’atelier «  Faire un livre » de François Bon a réveillé ce désir d’écrire sur mes ascendants et sur ces guerres ; désir reporté sur mon père et sur l’Algérie. Cela prend forme fin juin 2021. Je pense lier les deux projets en un seul, dans un ordre qui reste à définir.
  19. Juillet 2021 : je rends visite à ma mère à Toulouse, dans l’intention de lui poser quelques questions sur une histoire familiale étonnamment silencieuse. Je n’aurai que peu de réponses. Cette histoire me semble être un vieux rideau troué par les mites. Mais je retrouve le livret de solde militaire de mon père, ainsi que quelques documents (une carte d’opérateur projectionniste, un permis militaire).
  20. Je commence une frise chronologique afin de reconstituer le parcours de mon père des années 1958 à 1963. Je fais de nombreuses recherches sur internet (sites militaires, d’anciens combattants…). Je consigne tout cela sur une application en ligne (Tiki toki – sans doute le «  toki » m’a-t-il attiré par son analogie avec le mot japonais (« toki doki » : de temps en temps), temps troué de la mémoire, temps à reconstituer). Sur la suggestion d’un membre de l’atelier du TL, je télécharge le logiciel anglais Scrivener, qui permet de mener un projet d’écriture de façon plus efficace et ergonomique que le Writer de LibreOffice que j’utilisais – je l’utilise toujours d’ailleurs, pour consigner des notes que je réinjecte ensuite dans Scrivener.
  21. Ce projet me semble fragile, difficile à mener à son terme. Je ne sais que bien peu de choses, et je ne veux pas inventer de façon débridée des évènements que mon père n’a pas vécus. Pourtant, en l’absence de source privée de sa part, je dois me rabattre sur ce qui a pu arriver, me basant sur une documentation historique avérée (j’ai entamé la lecture de Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? de Raphaëlle Branche ; j’ai lu 4 ans de guerre en Algérie de François Denoyer, jeune officier qui a tenu une chronique de son séjour ; il me reste à lire Histoire de la guerre d’Algérie de Droz et Lever, Chroniques algériennes de Camus, Pour comprendre la guerre d’Algérie de Duquesne, et Guerre d’Algérie, le silence des appelés de Juin).
  22. A trop me frotter à la grande histoire, je risque de m’éloigner de l’histoire privée d’un jeune homme de vingt ans qui fut mon père.
  23. Mais en quoi un récit fictionnalisé serait-il moins juste qu’un autre ? Débat rebattu de la vraisemblance, de l’artifice en art, etc. Perec, dans W, double le récit autobiographique d’un récit peu à peu dystopique, métaphore des camps de concentration. L’un nourrit l’autre. Piste pour moi ? Mon père ne nous a pas laissé de souvenirs de ce qu’il a vécu.
  24. Mon entêtement à, malgré tout, vouloir mener ce projet, tient à mon désir de combler imaginairement et symboliquement ce silence, cette distance qu’il a dû mettre entre ses souvenirs et lui, entre ses souvenirs et nous. Or, les études historiques et sociologiques soulignent que ce silence est celui d’une génération, et non le fait d’un seul homme. L’interroger, ce silence, revient à interroger le silence d’une génération, et ce qui les a poussés à se taire : aussi bien les expériences traumatisantes que le déni officiel qui a enveloppé cette guerre.

A propos de Bruno Lecat

Amoureux des signes dans tous leurs états.

6 commentaires à propos de “#L7 : un carnet”

  1. Courageux ! Nous sommes plusieurs, je vois, à explorer le passé colonial de la France.
    Pour le slectures peut-être le livre de Thierry Crouzet sur son père en Algérie (pas lu).

  2. Très ému par ce projet (qui arpente un pays et une époque que je « fréquente » souvent) La mise à plat que tu proposes ici t’aidera beaucoup, je pense, à avancer. Et même si ici tout semble clair et balisé tu parviens à exposer avec une juste distance tes doutes et difficultés – très ému par ça aussi.

  3. Merci d’avoir partagé cette construction, ces interrogations. Je ne suis pas compétente pour donner des conseils, mais tes questionnements me semblent justes et féconds.