#voyages #07 | Petit voyage aux sources

Le matin, mon père annonce qu’il a « besoin de moi ». Il a déjà chargé la voiture, il m’appelle pour l’aider à la sortir du garage. Je lève la barre de fer hors de son anneau, replie les portes dans leur logement, traverse la rue jusqu’au trottoir opposé d’où je lui ferai signe dès la voie libre. La 203 sort en marche arrière et la visibilité est donc très mauvaise. Papa manœuvre de sorte que la voiture est dirigée vers le sud, ce qui annonce un petit trajet, sans doute jusqu’à Molesme où est notre ancienne ferme.

– On va au bois, travailler, j’ai pris une scie, une cognée, et les serpes.

De l’ancienne ferme, il ne nous reste que quelques hectares de forêts, pins ou épicéas, taillis de feuillus, charmes et bouleaux, ici ou là, un gros chêne.

J’adore ce genre de journée passée dans le silence des bois où les pics-verts rient aux éclats, où on lève souvent un couple de chevreuils.

Traverser le village, « c’est tout droit ! », on passe deux ponts, l’église de Ricey-haut à droite, on se faufile dans le faubourg du Magny jusqu’à la route départementale qui longe parfois, quitte souvent, traverse encore, la Laignes, ses trous à brochets, ses courants à truites. Mon père ne pêche pas, mais il m’a légué le virus en évoquant la passion de son grand-père Camille, paysan et coureur de rives.

Quelques fermes isolées jalonnent la route jusqu’à Molesme. A droite la Bertauche, puis le Levant, enfin la Chazée ; à gauche, le Vannage, devenu petit hameau, où vivent de lointains cousins, puis Raignière, belle bâtisse fière de ses moellons de calcaire en bel appareil. Enfin nous entrons dans Molesme, grimpons au cimetière poser un bouquet, puis prenons la route de Beauvoir.

Après une côte que redoutaient alors mes mollets de jeune cycliste, le plateau du Val Nourri s’étale en majesté, il est bordé à l’ouest par l’orée de nos bois.

Un chemin, on se gare, on sort les outils, Papa m’explique le travail : « dans les sapins, tu élagues jusqu’à ta hauteur, en cas de feu de forêt, ils seront moins vulnérables ; cet après-midi, nous irons faire quelques bûches dans les taillis. Tu prends une serpe, je prends la serpe à douille (à manche) ». La matinée se passe ainsi, presque sans parole, sauf quand le travail nous rapproche. Nous sommes aussi taiseux l’un que l’autre, ce n’est que pendant le casse-croûte que Papa évoque la guerre, quand ces mêmes bois étaient tenus par les maquis, ou la culture d’avant quand les chevaux étaient le seul mode de traction. Je lui rappelle que quelques années auparavant, j’ai connu les chevaux de notre ferme que Louis conduisait à l’abreuvoir. A midi, c’étaient tous les chevaux du village qui se retrouvaient ensemble au bord de l’eau, les odeurs fortes et les bruits de succion réjouissaient le cœur.

Nous quittons la forêt par un sentier de lisière doré par le soleil. Soudain, Papa s’arrête net, tend le bras vers une sorte de bâton turquoise qui barre le chemin. Il abat la serpe et coupe en deux le serpent dont les moitiés se tordent, s’enroulent sur elles mêmes. “Une couleuvre vipérine”. C’est le premier serpent que je vois dans la nature ; il ne ressemble en rien aux énormes boas qu’on nous a présentés à l’école et qu’il fallait toucher pour sentir leur “sang froid”, il paraît minuscule et inoffensif.

Pour un temps, je considérerai ce meurtre comme un exploit.

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Dans le coffre de ma voiture, j’ai chargé deux scies et une « chèvre ». Nous partons au bois, j’emmène Papa dont je sais que, plongé dans son grand âge, c’est un des derniers bonheurs de sa vie. Nous partons pour Molesme et traversons le village à vitesse très modérée. Depuis ma jeunesse, tout a changé ici. Le boum du champagne a fait des pauvres vignerons d’antan des millionnaires dont les 4×4 et les fourgons rutilants sont toujours pressés. A Ricey-haut, le clocher de l’église est maintenant couvert en tôle grise, elle a perdu sa beauté. Au Magny, un restaurant étoilé profite de l’expansion du tourisme viticole.

Nous prenons la départementale où les fermes isolées n’ont pas changé, elles n’ont plus d’animaux, les prés sont devenus champs de céréales, de tournesol, de colza.

Les bords de rivière qui arboraient des prairies ne sont plus entretenus. La Laignes se faufile entre des arbres qui la couvrent complètement, je n’imagine plus aller pêcher sous un tel couvert. Peut-être les poissons y trouvent-ils leur compte.

A Molesme ne subsiste aucune ferme, aucun troupeau ; je sais que deux agriculteurs céréaliers se partagent le finage et viennent en voiture effectuer les travaux sur des machines qu’ils abritent dans le village. Des vignes ont été plantées sur les côtes les mieux exposées. Je me demande si Papa est conscient de ces évolutions, s’il s’en inquiète ou si l’âge l’a rendu indifférent.

Nous arrivons au bois. Je crains de m’éloigner de lui, il perd souvent l’équilibre. Je le conduis dans un chemin plat, assez  dégagé, lui dispose la chèvre et lui apporte des branches à débiter. Il se met au travail, consciencieux. Pendant ce temps, je suis à peu près tranquille pour ramasser et entasser les bûches laissées au sol par les forestiers qui ont acheté ses sapins. Du bouleau, du chêne, du charme. Je sais que je dois aller vite, sans trop m’éloigner de lui, mais déjà son instinct de chasseur lui fait  quitter le chemin pour s’enfoncer dans le chaos des bois abattus où le moindre obstacle lui est fatal. Il a disparu, je me précipite, il est là, furieux contre lui-même, emmêlé dans des branches cassées, tendant les bras pour que je l’aide à se relever. Dès qu’il est debout, il peste un moment contre la vieillesse, puis nous nous mettons à rire tous les deux.

Au retour, nous passons par le Vannage, ce qui nous rapproche de la Laignes. Un parcours de pêche a été loué, les bords sont entretenus, je me promets de me renseigner.

Nous arrivons à la maison par la route qui remplace l’ancien chemin de ronde sur lequel j’ai appris à faire du vélo. Aujourd’hui les vignerons le parcourent dans leurs camions à longueur de journée, notre jardin qui s’ouvrait sur les champs est maintenant enclavé. Notre maison a perdu beaucoup de son charme…