autobiographies #03 | arbre à mondes

Écorce épaisse, creusée profond de rides où enfoncer le bout des doigts. Rugueuse peau reptilienne. Sous l’arbre à l’automne, ça puait l’âcre d’une fosse aux crocodiles. Le moisi des feuilles mortes chauffait l’herbe pelant par plaques. Elle sentait sous la croûte battre le sang de la terre écorchée. S’y mêlait les humeurs rances d’entre les cuisses quand elle s’accroupissait. Arbre à crocodiles dans les lueurs dorées d’octobre. Elle les entendait choir de tout en haut, les crocos qui se détachaient trop mûrs. Ils rebondissaient sur l’humus, lourde panse blanchâtre et palpitante, puis rampaient à couvert. S’immobilisaient, indécelables parmi les tons fauves. Épiderme craquelé, œil logé dans un nœud du bois affleurant à peine, guettant le mollet dodu pour le happer. Elle n’osait bouger, haletante, quand sur le jardin s’abattait le crépuscule. On venait l’y trouver. La nuit sans dormir, elle les entendait mugir près de la balançoire. Battements de deux globes jaunes sans cils multipliés par autant de crocodiles tombés de l’arbre, aux aguets.

Arbre à serpents grouillant dans la prairie mouillée. Lever haut le pied, enjamber, larges comme des racines, les corps longs et torturés des boas moussus dissimulés dans l’ombre. Glissaient, invisibles, seulement repérables au remuement du tapis de feuilles bousculées dessous. Des serpents, elle ne décelait jamais les têtes assoiffées, enfouies, forant la terre, creusant leurs galeries jusqu’au cours d’eau en contrebas. Les boas s’abreuvaient lentement, leur corps se gonflait d’une eau pleine de lentilles où s’égarait parfois un petit poisson argenté. Elle collait l’oreille à l’écorce, écoutait siffler les bêtes enfermées dans le tronc qui nuit et jour allaient et venaient de l’arbre au ru, du ru à l’arbre, obsédés par leur travail infini de nourriciers. Leurs langues la chatouillaient un peu dans le cou.

L’oiseau, elle l’entendait aussi. Elle le savait sur une branche là-haut, l’ailé mystérieux qui de son bec tapait et piquait les vers. Elle l’avait découvert sur une photographie, ce pluvian d’Égypte picorant le cuir des animaux sacrés du Nil, se faisant un festin de leurs parasites. Comme la nature est bien faite, se disait-elle en levant les yeux, saisissant non pas l’oiseau mais des lambeaux de bleu à travers la ramure qui se dénudait de son feuillage roussi.

Arbre à cerveaux. On les rangeait en cageot bien ordonnés, protégés dans leur coque dont il fallait essuyer la suie noirâtre qui tâchait brun les doigts. Quand, dans la jungle sous l’arbre elle sautait comme on traverse à gué d’une pierre l’autre, évitant serpents et crocodiles, elle tremblait d’avoir écrasé sous sa semelle, roulé de l’arbre entre les herbes, un cerveau. Craquement sinistre du crâne broyé. De ces cerveaux luisants qu’on extirpait en famille à la fin du dîner, combien de pensées fécondaient de cruautés plus noires encore les monstres nocturnes qui l’attendaient dans la chambre ? Elle observait l’instrument en forme de crocodile qui prétendait sommeiller, inerte et lourd de fonte, parmi les cerveaux frémissant dans leur petit crâne que contenait le grand saladier en verre.

Mais un vent dur se levait et l’on jetait un regard anxieux sur la masse du vieux arbre si proche dont les branches grinçaient. Elle se faufilait dehors, écoutait l’océan envahir le jardin avec la tempête. Arbre à vagues terrifiantes, plus hautes qu’un immeuble, dressées sur la nuit. Arbre navire dont la coque immense et les cent mâts gémissaient sous l’assaut des bourrasques. Elle aimait quand ça tanguait fort. Le vent la prenait, la soulevait, légère, ivre de ce vacarme de fin des temps, jusqu’à ce qu’une main ferme la ramène à la maison. Au matin, elle contemplait, amarrées entre les racines, mille barques vernissée d’or au rebord ondulé. Dans chacune roulait, glacée, une goutte d’orage. La tronçonneuse débitait une grosse branche arrachée. Bruit mat des bûches qu’on stockait sous l’appentis. Froufrou des ultimes feuilles. L’écureuil roux sautillait dans la paix revenue, s’en allait plus loin planter un autre noyer.

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

9 commentaires à propos de “autobiographies #03 | arbre à mondes”

  1. lire votre texte et me balader au delà des frontières, craindre et m’enthousiasmer merci pour tous les détails précis

    • Merci à vous Isabelle. J’en ai profité pour découvrir votre travail de coloriste! C’est sympa!

  2. « Sous l’arbre à l’automne, ça puait l’âcre d’une fosse aux crocodiles. » Splendide déambulations à hauteur de genoux … « Au matin, elle contemplait, amarrées entre les racines, mille barques vernissée d’or au rebord ondulé. Dans chacune roulait, glacée, une goutte d’orage. »