#L1 ARRIVÉS

Il arrive, n’importe où, peu importe, mais il arrive, elle aussi est arrivée. D’une certaine manière c’est le bout du voyage. Voyage : « déplacement d’une personne qui se rend en un lieu assez éloigné. ». Est-ce vraiment le bon mot ? Qu’est-ce que cela veut dire « assez éloigné » ? Eux ils savent surtout de quoi ils s’éloignent. Ils n’évaluent pas la distance, ne savent pas non plus où ils vont. Alors, mettons qu’ils viennent de quelque part un autre lieu, mais pas seulement, un autre temps, un autre eux-mêmes : quand ils sont partis ils n’étaient pas ce qu’ils sont là maintenant. Donc ils arrivent. Pour l’un comme pour l’autre c’est un autre lieu, un lieu qu’ils n’ont pas vraiment choisi. Un lieu qu’ils ne regardent pas tout de suite, c’est la fatigue qui domine dans leur appréhension de ce nouveau monde. Un monde ni repoussant ni vraiment attirant, un espace où les choses sont en place depuis toujours, où les autres se déplacent avec l’aisance de ceux qui savent où aller. Parce qu’en fait ce n’est pas vraiment un lieu où rester, juste un lieu de transit, une plaque tournante, un carrefour, un endroit où il faut de nouveau faire un choix, où il faudrait savoir où l’on va, parce que le voyage n’est pas fini, maintenant qu’il a commencé il ne s’arrêtera plus. Mais eux ils savent surtout d’où ils viennent, ils savent surtout qu’ils ne veulent pas y retourner. À les voir ainsi ils ressemblent à tous les autres ceux qui s’acheminent vers un but. Et même s’il n’est pas perceptible, on devine qu’il préside à leur déplacement. Mais eux non. Ça ne se voit pas tout de suite. Juste une perplexité qui leur fait poser sur les choses et les gens un regard étonné. Les visages comme les lieux ils doivent les apprivoiser et pour cela il faudrait qu’ils soient disponibles, il faudrait qu’ils aient une claire conscience des choses. Pour l’instant la fatigue est trop forte et le soulagement aussi d’être arrivés quelque part. Oui c’est cela, ce qui domine c’est le soulagement d’être arrivé même si on ne sait pas où. Et comment le saurait-on puisqu’on n’est jamais venu là, qu’on n’a jamais vraiment voulu venir à cet endroit ? On a marché et puis voilà qu’on est arrivé et c’est déjà beaucoup. Ne plus se sentir la force d’aller plus loin, en somme, c’est cela être arrivé. Et aussitôt savoir qu’on ne restera pas, que ce n’est pas la fin du voyage. Pas une étape non plus, ce qui reviendrait à dire qu’il y aurait un parcours fixé à l’avance, un véritable projet. Mais le départ fut comme une déflagration, une poussée donnée par l’horreur, un désir de s’échapper, de parvenir quelque part hors du monde. Et voilà que le monde se dérobe, n’a plus de signes tangibles pour s’y orienter, juste des lignes générales qui lui font une forme vague, dépourvue de sens. Une page blanche sur laquelle il faudra tracer la carte d’une nouvelle existence.

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.

3 commentaires à propos de “#L1 ARRIVÉS”

  1. Profondeur du récit… Un récit très émouvant. Merci de prêter vos mots à ceux qui en avaient mais qui n’en ont plus, en même temps qu’ils ont perdu leur boussole intérieure. Ecrire, c’est résister contre l’invisible, c’est résister contre la disparition et c’est aussi la possibilité de dire : je ne sais plus qui je suis mais j’existe !

    • Quand la proposition de François est arrivée je lisais le « livre de l’oubli » de Bernard Noël. Et l’écriture a pris cette forme.
      Merci pour votre lecture.

  2. Merci pour la référence. A vous lire, j’ai vraiment cru que c’était du vécu… Très réussi !