autobiographie #02 | au moins, personne ne sait

1.

Noir, toujours en noir ! Comme Johnny ! Comme son break Opel qu’il lave tous les deux jours. Au moins. Cinq fois qu’il l’a vu le Johnny en concert. Au moins. Ah mon dieu que c’était grand! qu’il assène trois fois d’affilée en rangeant dans son atelier la chaudière sortie du véhicule. Quarante-cinq ans comme chauffagiste.  Au moins.  Et jamais voyagé, toujours bossé, ici dans sa Wallonie chérie. Pourquoi voyager ? T’as vu l’état de la planète ! qu’il s’exclame une bière à la main. Quand sa femme originaire de Malte retourne voir la famille, il a la paix pour dix jours.  Au moins. Laisse-moi rigoler, les gens n’ont plus de cerveau ! qu’il martèle l’œil traînant sur une des jeunes campeuses qui sort des douches. Les gens sont fous ! Fous ! qu’il conclut le Fernand en chipotant à l’une de ses huit bagues. Au moins.

2.

Personne ne sait de quoi il vit. Il vit. Il habite avec ma cousine au premier étage. Celle dont le fils a un léger handicap. Pendant qu’elle sert au réfectoire d’un opérateur téléphonique, lui repeint des meubles récupérés dans les déchetteries. Il pourrait les revendre, mais non. Il les offre à ceux qui n’ont pas grand-chose pour se meubler. Pas comme ça qu’il se refera des dents correctes. Comment elle l’a connu ? Je ne sais pas. Non pas sur un site de rencontre. Non je crois qu’il n’a pas d’enfant. On dit qu’il est orphelin. Il fait des beaux meubles Alain. Il ne parle pas beaucoup. Il ne veut pas trop montrer ses dents. En tout cas, il est gentil avec le fils. Enfin je crois. Il est serviable. Il me propose souvent d’aider ma mère qui vit dans le même immeuble. Des fois, il la conduit à la clinique pour ses examens. Ma mère dit qu’il a une tête à sortir de prison. D’autres disent ça aussi dans l’immeuble. Personne ne sait.

3.

Un petit éclat de carrelage, un point de colle et hop, son paysage grec sera bientôt fini. Plus que le joint et elle pourra exposer les photos de sa mosaïque sur Instagram. Plus sur Facebook qu’elle quitte pour de bon cette fois. Mangée par les réseaux sociaux dit-elle. Qui lui prenaient du temps. Du temps d’attention qu’elle aurait pu consacrer à sa fille, écrit-elle. Elle s’en écarte de ces réseaux  comme elle s’est enfin écartée de la ville après en avoir tant parlé. Surtout depuis le cancer il y a quatre ans. Aujourd’hui c’est fait. Certes pas avec l’homme qui faisait partie de son projet de vie. Un autre. Mais ce qui compte, c’est qu’à présent, des murs de quatre-vingt centimètres d’épaisseur entourés d’arbres et de prés, elle en a. A elle. Et de la place, elle en a. Et un chien, elle en a un aussi, ramené de Grèce. Et des visites, elle en a aussi. Peu. Vraiment peu. Heureusement, il y a une grande cheminée où crépite un feu. Les flammes éclairent des joues qui se sont creusées. Quoi d’autre ? Une bouteille de vin est vide. Un homme n’est pas encore rentré. Un chien ronfle. Une pluie tambourine sur les vitres. Sa fille s’est mariée la semaine dernière avec celui qui était son fiancé depuis deux ans. Barbara aura tout fait pour empêcher ce mariage. En vain. Le gars était tout attentionné avec sa fille. Le gars avait pourtant un compte Facebook. Une bouteille de vin est ouverte.

A propos de Claude Enuset

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3 commentaires à propos de “autobiographie #02 | au moins, personne ne sait”

  1. J’aime beaucoup ces textes vivants, il est évident pour moi que c’est une narratrice qui parle, je ne sais pas si j’ai raison, merci , pour ces portraits.

  2. ah moi je ne sais pas qui parle mais je les vois, un peu mieux, juste un peu mieux que ceux que je rencontre, et la tendresse que j’au eu d’emblée pour le premier a ricoché sur les autres