autobiographie #04 | mal adresse(s)

Le logiciel s’appelait Lotus quelque chose, je ne sais pas quoi. C’était bien avant qu’IBM rachète les solutions de Groupware Lotus Notes-Domino pour 3,5 milliards de dollars. C’est dans l’avion, entre Paris et Montréal, que Roger Gomez m’en fit l’éloge, démonstration à l’appui, son Filofax A5 Richmond en mains, posé sur ses genoux. On pouvait classer chaque full address card par catégories, les associer par projects, s’imprimer les pages, les faire mordre par les six mâchoires du Filofax. Magique. Un vif sentiment de pouvoir mettre de l’ordre dans le chaos des agendas et le foutoir de mon carnet d’adresses. Je m’y résolus. C’était sans illusions. C’était il y a plus de trente ans. Le talentueux réalisateur des Enfants du rock, des journaux télévisés d’Antenne 2, d’Envoyé spécial est mort bien trop jeune. Mon vieil A5 Richmond est un bordel sans nom, rempli de numéros de téléphone barrés, de ratures, de gribouillis parfois illisibles, au crayon papier, au stylo bille, au feutre. Il y a même des noms, faute de place, qui ne sont pas à la bonne lettre. A la lettre G, il n’y a même pas trace de Roger Gomez. C’est à lui pourtant, c’est à lui toujours, que je pense chaque fois que, depuis plus de trois décennies, j’use de mon carnet d’adresses usé. Un carnet usé d’adresses dont la plupart ne disent plus rien, oublieuses qu’elles sont de leur propre ville.

6, rue Taclet sommet d’une tour idéale pour voir la nuit sur la ville immense et le jour poindre

28, avenue pierre de Coubertin

32, rue Malesherbes

Quai de la Marine un petit pont de pierre reliant les deux maisons qui dominent le port et des escaliers que les photographes de mariage affectionnent

21, chemin du Colorado loin, au milieu d’un océan, elle put avoir enfin des enfants

48, boulevard de la Bastille a chaque retour de vacances, l’étroit balcon s’enrichit des galets volés sur les plages

66, Résidence Les Tamariniers grande famille qui entretient la mémoire d’un ami trop tôt disparu

18, place du nombre d’or ‌l’ami mapuche, fier et obstiné, face à une jungle dans laquelle mes secours sont restés vains

Route du Lancone une voix qui dénonce, une femme qui accuse, face à la caméra

Via Cavallotti, 23 franchir, flancher, renoncer, ne pas savoir, être incapable

100, rue Casimir Ranson

5, rue Henri Rouaud

13, rue de l’ancienne comédie ‌tout va bien se passer désormais rassure de sa voix grave mon maître des encres sur son répondeur téléphonique

27, rue du Renard étroit et indispensable bureau d’une grande journaliste, loin de son domicile

69, rue de la Tombe Issoire nous avions constaté ensemble que les clémentines de Corse que nous trouvions dans le quartier étaient plus belles et moins chères que celles de l’île

Impasse des Nobis

30, avenue Raquel Meller il y a un rapport entre une cour d’assises et l’opéra : un drame s’y joue

26, rue Linois

Quai sud notre ami skipper n’est plus, notre bar repaire a disparu, les caractéristiques du feu du môle du vieux port sont inchangées

15, avenue des frères Roustan deux îles en face, certes. La rue a traverser pour gagner la plage, certes. La mer comme une flaque immobile puant l’ambre solaire en été. Là, un automne, nous avons confié aux vagues ta guitare et tes cendres.

8, rue de Suffren

Chemin de Vence elle ne voulait pas mourir là

4, rue de Thorigny

64, rue Félix Faure

5075, rue Marquette liens numériques des réseaux qui se moquent des frontières

18, rue Pascal

51, place de la Libération

25, avenue Maurice Derché tu avais tant de choses à nous écrire encore

16, Rue des Rousselins

271, rue Jolliot-Curie

13 ter, avenue Caravadossi

2, rue Mozart

7, montée Saint Charles l’orchidée dans le fanjan ramené de Madagascar sur le balcon de ton bureau

112, quai Charles de Gaulle culte de la mémoire du père, discrétion des toiles de la mère

58, rue Saint Jean souvenirs très précis, trop difficile de les évoquer

8, place de la Pierre un film en commun et quarante ans de distance

30, rue Bargue un fou désir d’enfant

Avenue de Benefiat phantasmes collégiens

5, Mazeirat 

29, avenue Gazan prolongée saxophone, collections de tout pour ne pas vieillir, sculptures encombrantes, elle et lui, différents et beaux, couple contraste

21, avenue saint Julien au mot « souris » le boxer allait toujours poser ses babouines baveuses devant un minuscule trou

28, rue des Liserons formateur, jamais formaté. Le corps fait partie de la machine qui fabrique les images.

Via Trinita une si petite île, un cheval

565, rue du Parvis

49, rue Maurice Ripoche

37, rue d’Iran adieu Tunis

63, rue Ballard oui, des intellectuels avec des méthodes de dockers

7, rue Grégoire de Tours pas un jour, sans tourment

14, avenue de France n’avoir plus à y revenir

10, chemin de ronde deux chats et d’inconfortables fauteuils, l’esprit musqué d’un parfum Molinard

76, boulevard Victor Hugo là où vous vouliez finir, votre avant dernier lieu, après la trop grande maison dans les oliviers

21, rue Gracieuse au cœur de réseaux, du sale au blanc, parler de porosité est un gentil euphémisme

11, rue Cappati mémoire rancunière et trop précise, quelque chose de rageur, revanche à prendre

6, rue Ghomara entre deux mondes, deux cultures, entre le réalisme et la fiction

75, rue L’alouette 

109, rue des oliviers ‌un jardin toujours accompagne

Avenue de Poilly de Verdi à Gramsci

Avenue du Mont Thabor

19, avenue Pierre Emmanuel dans le nid si proche des parents, adolescence folle et une vie rangée

52, rue Letort peu d’éclairage dans le quartier,grande chaleur amicale à l’intérieur, après Ouvéa

Grand Palais, Boulevard Carabacel tout Proust en vous vivant

26, rue Loriot de Rouvray

16, rue Lafontaine

15, rue au maire

Aviagorodok-2, Bld. 23 visas à la poubelle. Fiançailles annulées. Et puis en octobre, c’était vraiment pas le bon moment.

Via Cavour, 39 a quelques pas de l’artisan d’armures, les images de Riso amaro partout, Silvana Mangano, là. Son reflet dans la vitrine, a l’angle de la rue et du canal, elle traverse, elle marche, se retourne. Elle vient vers nous. On refait tout le film et on change la fin.

Les adresses qui ne sont pas suivies de textes en gras méritent d’être barrées en se souvenant que peut être l’oubli est l’une des conditions de possibilité de la mémoire.

Saisie d’écran – source INA

A propos de Ugo Pandolfi

Journalist and writer based in the island of Corsica (France) 42°45' N 9°27' E. Voir son blog : scriptor.

4 commentaires à propos de “autobiographie #04 | mal adresse(s)”

  1. j’ai beaucoup aimé l’alternance des adresses avec souvenir et celles sans rien derrière, c’est fou comme ce manque me touchait et me donnait envie d’imaginer justement le souvenir; Merci

  2. J’ai zappé cette proposition de François, sachant que moi je n’en tirerais rien. Allant, honte à moi,jusqu’à douter que qqun puisse en tirer quelque chose. Pire encore, bien décidée à ne pas lire les textes de celle-là… Et à cause du titre mal-adresses, ça accroche. Dingue, dingue, dingue, ce que ça fonctionne bien. Tout, après le titre, le début, Ce merveilleux « oublieuses qu’elles sont de leur propre ville ». Oublieuses qu’elles sont de leurs propres vies, j’ai pensé en lisant la suite. Tellement aimé. Ce peu dévoilé, ce vaste imaginé. Merci, Ugo. Et tes dernières lignes barrées, Waouw