autobiographies #04 | ces adresses

J’ai péché dans dans mon sac la petite bourse en boutis, toujours ouverte, où il est serré entre les carnets qui ont eu tous une utilisation différente avant de contenir tous de même façon des bouts de textes, un haïku noté, dans la rue, immobile un moment, le carnet appuyé en partie sur l’air, en partie sur le sac ramené sur mon ventre, griffonnage qui n’auront d’autre utilisation possible que d’éveiller dans ma mémoire les mots qu’ils ont voulu représenter, entre des modèles d’écriture de lettres qui cherchaient à se souvenir de mes efforts maladroits dans les petites classes, juste après la maternelle, quand on essayait de m’inculquer une écriture que personne n’utilise ensuite, des mots aux syllabes aisées pour des gorges qui ignorent certaines lettres de notre langue et des dates, noms, petits actes à ne pas oublier et que je n’y retrouverai pas. J’ai insinué mes doigts entre eux, tiré sur le mince dos de plastique, plus bas que les autres, extirpé le carnet d’adresses, au moins officiellement carnet d’adresses, long, mince, humble, qui a pris la suite d’une série de reliures de cuir renouvelées pour cause de griffures trop importantes contenant des agendas retenus par de grands anneaux et, en annexe, dans une pochette de cuir de la reliure, un mince carnet d’adresses, renouvelé cinq ou six fois depuis ma très ancienne indépendance, chaque nouveau carnet diminué des noms de morts réellement ou possiblement morts ou morts pour moi, ou parce que la lecture d’un prénom n’éveillait en moi aucun souvenir, mais où chaque fois était reportés quelques noms de soi-disant proches, en les ornant d’un point d’interrogation parce qu’il me semblait bien que la personne à laquelle je les liais avait depuis plus ou moins longtemps vogué vers d’autres horizons, l’ai ouvert ce nouveau carnet, banal et piteux comme une fin, et n’avais pas grande illusion, me souvenais qu’en janvier dernier, au moment des cartes de vœux, j’avais tant hésité devant chaque nom que finalement je m’étais limitée à une quinzaine d’enveloppes, ne portant pas mon adresse au verso pour éviter de les voir revenir un mois plus tard avec « n’habite pas à l’adresse indiquée »… Non là ne figurent plus que mon adresse, trois codes, deux numéros de téléphone au dessus de mes dernières volontés, et ensuite quelques traces familiales, des numéros de fournisseurs, médecins, et trois pages de numéros de portables commençant par 07 avec des prénoms africains mal orthographiés la plupart du temps, écrits en oblique, dans tous les sens, là où je trouve de la place, avec des encres différentes. Mais pourtant il garde ce carnet dans lequel me suis promenée quelques noms à l’utilité moins restreinte et immédiate, comme celui venu de l’adolescence dont l’adresse a presque toujours été corrigée, de carnet en carnet, jusqu’à celle-ci toujours valable

le nom d’un chemin à Ollioules, et la grande maison presque carrée, avec un long bâtiment bas en retour qui servait de hangar, d’atelier et d’orangeraie, la grande maison qui n’a qu’une cinquantaine d’année mais dont la massivité (elle comporte une très grande pièce carrée, haute de deux étages qui pourrait abriter un appartement de deux pièces confortables) la simplicité, les tuiles beaucoup plus anciennes que les murs, s’insère si bien dans le paysage, un peu sous le sommet de la colline, sous les pins, qu’elle semble être là depuis toujours, bien loin de ces maisons ridiculement prétentieuses qui s’alignent maintenant sur les bords des routes de notre littoral… la cuisine ocre et verte, les tomettes anciennes et les carreaux émaillés faits à la main, la pièce où vivre, déguster et parler, à l’ombre, la lumière ne pénétrant que par une petite porte s’ouvrant sur une allée bordée par le mur d’une restanque, et par, à l’angle opposé, une arcade donnant sur la lumière tamisée de la grande pièce… et puis cette terrasse pour le rosé ou le thé, au dessus d’un petit jardin de buis et de fleurs, des vignes descendant doucement en paliers, de la bande de plaine, de la mer, et de l’ouverture douce d’une plage, d’un port devinés entre les caps.

Une adresse aussi, depuis longtemps sans importance, mais recopiée soigneusement en souvenir d’un combat commun, le rez-de-chaussée d’un immeuble récent, enfin du milieu du siècle que je m’applique à appeler dernier, bordant la petite rue sous le square de la Roquette, dans mon 11ème, la grande salle d’attente aux bancs en épi où patientait une population passablement bigarrée comme le veut le quartier, les quatre portes des cabinets de deux médecins, une dentiste, une infirmière, et les heures passées le nez dans un livre, isolée de tout et de l’inquiétude, puisque j’en profitais pour prendre une demi-journée de vacances, les seules à cette époque. Une grande silhouette qui s’encadrait dans une porte et un sourire quand c’était mon tour.

Un nom aussi, un manoir, une adresse à Authiers, adresse d’une maison que n’ai jamais connue mais que je garde comme lien avec le passé, avec une famille amie, et parce qu’elle me rappelle une photo, du gravier bien ratissé, deux femmes au tournant de la vieillesse, souriantes, d’une élégance souple, assises sur des sièges de jardin devant ces merveilleux buissons de rhododendrons, énormes, généreux, colorés dont l’une, celle qui était en visite, me parlait toujours avec un émerveillement bienheureux, augmenté du plaisir qu’elle avait de sa longue, muette, profonde amitié pour la douceur rose de l’autre femme, la propriétaire de l’endroit.

En feuilletant, me promenant dans les pages écornées, autre adresse, autre pays, une grande terrasse tournant autour d’un grand appartement, aux grandes pièces lumineuses, une ville dominée, de peu, à hauteur de toitures et de départ de clochers, la lumière du nord, quelque chose d’iodé dans le vent, des plantes en pots exubérantes, une femme aux mains vertes et à la gentillesse attentive alliant joliment la dignité et une fantaisie insouciante et son époux, l’ami du nord.

Et quelques adresses si soigneusement raturées que je ne peux et ne veux les lire.

image ©Brigitte Céléier – Avignon

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

2 commentaires à propos de “autobiographies #04 | ces adresses”

  1. j’aime beaucoup ce rapport du corps (le ventre,les doigts..) au carnet d’adresse qui permet de se sentir comme à l’intérieur et d’être embarquée dans ton texte…et ton carnet…