autobiographies #14 | images-sarabande

la vie passe, mystérieuse caravane, dérobe-lui sa minute de joie Omar Khayyam- Les quatrains

Toutes les images disparaîtront

le blaireau pris dans le feu des phares, entre falaise et précipice, il ne peut s’échapper, son corps trapu, bandes noires et blanches, sa large croupe dandinante

au beau milieu de la route forestière, un casse-noix moucheté à la recherche de pignes de pin cembro, imperturbable il trace sa route, kra-kra

les ours polaires, la banquise fondant, plus de phoques à se mettre sous leurs dents, ils adaptent leur nourriture, font les poubelles des humains

comme un radeau posé sur la mer d’Iroise, l’île de Sein

le kouign-amann doré, trop gras, trop sucré, trop salé, ruisselant de miel, titille les papilles

en piqué, le goéland se précipite sur le fish and chips qu’une femme tient dans sa main, le lui arrache, s’envole, sa frayeur, ses cris se mêlent à ceux des mouettes, un goéland chapardeur

Jonathan Livingstone, un goéland pas comme les autres, coincé au fond de la bibliothèque, fallait le délivrer, qu’il vive sa passion : voler toujours plus haut et plus vite pour être libre

sur la plus haute étagère de la Bouquinerie, un livre sur Botero, dessins et aquarelles, sur la couverture, une femme luxuriante, chair épanouie, bouche vermeille, hommage aux rondeurs

à Lisbonne, la Maternité de Botero, la Gorda, la grosse, l’enfant aussi énorme

le nouveau-né dans son berceau d’osier, rose, tendre, paisible, ses petites mains potelées, ses joues rebondies, duveteuses

entre rire et larmes, une femme jeune encore, sa fille vient de lui apprendre qu’elle est enceinte, elle s’émerveille à l’idée d’être grand-mère, elle est terrorisée pour cet enfant qui va affronter un monde en perdition

sur son lit de mort, lui comme un géant foudroyé, un chêne abattu

au bout du chemin un dernier adieu

Le sentier / Ne cache pas sa joie,/ Au sortir du sous-bois, / D’entrer dans le soleil. Guillevic – Agrestes

dans le ciel deux milans royaux, longues queues échancrées et comme une main blanche sous leurs ailes, volent en larges cercles à la recherche d’une proie

en file indienne, des scouts tentent une démarche virile, un aumônier les accompagne, il se dandine comme un canard, sous chapeaux de brousse ou bobs, suants, boutonneux (pas le cureton nickel)

dans une ruelle de Taroudant, la mendiante figée, collée au mur pour profiter de son ombre, main tendue décharnée

une terrasse de café au soleil, un espresso crémeux corsé, deux doigts de café dans une petite tasse et un verre d’eau fraîche

le maçon termine sa pause-repas, il crie à ses compagnons : non, je ne suis pas algérien, je ne veux rien avoir à faire avec l’Algérie, je suis Kabyle, j’en suis fier

en EHPAD le vieil homme ne sait plus qui il est, où il est, il voit en sa fille sa femme, il la supplie, il veut mourir, il hurle son désespoir, on le retient en prison, il veut vivre dehors, dehors, dehors

à la sortie de l’école maternelle, une mère et son petit garçon, la mère tousse, l’enfant : dis maman, tu tousses, t’as le virus ?

Visages enmasqués, voix étouffées, pas de sourire, ni expressions, ni mimiques, le vide du masque, de l’italien maschera = faux visage, en latin masca = masque, sorcière, spectre, démon, des spectres déambulent dans les rues du village

au bistrot, une jeune femme étonnante, cheveux fuchsia étincelants, visage rond, anneaux d’argent dans le lobe de l’oreille, l’aile du nez, le coin de la lèvre, jambes fortes sous un short bien court exhibant un tatouage, attrape-cauchemars : le cerceau s’étale sur ses cuisses, les plumes-indien, les perles dévalent sur ses genoux, ses tibias, d’un bleu très soutenu

devant le panneau urgences de l’hôpital, un homme installe un petit garçon au bras et à la main bandés, l’enfant serre contre lui un ours fatigué, pas un mot, pas un sourire, photographie-souvenir de vacances à la montagne

Causse Méjean, lointains bleutés, une poubelle avec cette injonction : partout / si tu fais caca / ramasse / ton papier

des monceaux de détritus, masques, tubes de gel, tenues de protection en milieu hospitalier, parois contre les postillons, bouteilles, en plastique, tout en plastique, et dans les mers en particules fines, le 7ème continent, vortex d’ordures, soupe plastique

un record : La France a franchi samedi, jour de Noël, la barre des 100 000 nouveaux cas de Covid-19 en 24 heures, du jamais vu, alors que le gouvernement doit réévaluer la situation lundi.

le mème jour, dans le quotidien un article au titre percutant : un corps sans tête découvert au bord d’une route, l’hypothèse d’un crime est privilégiée

les pubs d’avant Noël à la télé pour les parfums de grande marque, femmes-objets, brillant de mille feux, en robe écarlate et paillettes, virevoltante, en robe dorée, transparente, corps offert, la vie est belle intensément avec le parfum X, Y, Z, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ! bling bling d’un idéal féminin frelaté et de ses attributs : cadeaux, roses, parfums à consommer

fêtes de fin d’année, frénésie d’achats, en attendant la fin d’un monde, le père Noël est une ordure

Zemmour, sexiste, xénophobe, homophobe, identitaire, est invité à la télé, provocation, joutes verbales

les femmes en colère prennent la parole, dénoncent, demandent aux hommes de changer, pour un futur égalitaire dans le monde de la Covid-19, pour mettre fin aux discriminations et aux violences sexistes et sexuelles, #RegardeMoiBien quand je dis non, fini l’indifférence envers les femmes !

Images lointaines qui resurgissent, oubliées, présentes

Dieu créa la femme, BB danse, beauté, insolence, sensualité, jeunesse, fascination

Gérard Philippe, sublime prince de Hombourg, éternellement jeune, éternellement beau, sa démarche féline, ses pas vibrent sur les planches du plateau

Ferré dénonce la peine de mort, refuse toute forme de pouvoir, religieux, politique ou social, il ne veut « Ni Dieu, ni maître»

Anne Sylvestre rend hommage aux femmes, à sa mère, une sorcière comme les autres, supplie les hommes, s’il vous plaît / faites-vous léger / moi je ne peux plus bouger

et la Dame en noir, voix-piano, une petite cantate / du bout des doigts / obsédante et maladroite / monte vers toi

et aussi

Antoinette Fouque hurlant dans un meeting : nous les femmes, nous n’avons pas besoin de repères, assez du père, assez

1968, les slogans fleurissent dans les rues, sur les affiches, il est interdit d’interdire, sous les pavés la plage, faites l’amour, pas la guerre

1970, les femmes s’en mêlent, un homme sur deux est une femme, mon corps est à moi, mon corps, mon choix, un enfant si je veux, quand je veux, ni dieu, ni maître, ni mari, ni patron

1971, l’appel dit « des 343 », un million de femmes se font avorter chaque année en France, je déclare que je suis l’une d’elles

1972, une jeune fille, Marie-Claire, 17 ans, est jugée pour avoir avorté à la suite d’un viol. La jeune fille, défendue par Gisèle Halimi, militante féministe, est acquittée.

1974, Simone Veil affronte 74 orateurs, sous les injures, 25 heures de débat, elle leur tient tête, la loi sur l’IVG est votée par 284 voix contre 189, le 29 novembre 1974, désormais la France n’est plus en chrétienté

Gisèle Halimi, procès de 1978 devant des jurés d’assises, à Aix-en-Provence, l’avocate défend deux jeunes touristes belges, homosexuelles, violées par trois hommes près de Marseille, « Une femme violée, c’est une femme cassée », six ans de prison pour le meneur , quatre ans pour les deux autres.

1980, une loi pénalise pour la première fois le crime de viol et le redéfinit au-delà de la seule relation vaginale imposée, c’est désormais « l’acte de pénétration » qui caractérise le viol.

S’envoleront, faisant sarabande, les mots, de tous les jours, les mots d’amour, les mots de sagesse, de folie, et les citations relevées dans les livres aimés

avec Mallarmé ce désir, donner un sens plus pur aux mots de la tribu

les mots nouveaux à découvrir, à comprendre, en vrac, cis-identité, cisgenre, non-binaire, neutre, agenre, genderqueer, genderfluide, qui sont-iels ? enbyphobie, rejet des personnes non binaires

what else ?, les anglicismes qui pullulent, liker, speeder, squatter, faire le buzz, avoir un scoop, être cool, fun, speed, dans le show-biz, en prime-time… remplacer ces mots par des termes français, s’amuser comme les Québecois, le cloud devient infomagique, le week-end la vacancelle

avec Issa, cette phrase prémonitoire

tous en ce monde / sur la crête d’un enfer / à contempler les fleurs

tous se berçant d’illusions face à ce monde en déclin, en mouvement vers l’effondrement

Les images convoquées ici seront effacées par le dernier souffle de vie, la mort détruira toutes ces images, rien, vraiment plus rien, le néant et le silence d’un monde en folie.