#P12 | Berlin n’existe pas

1. Berlin n’existe pas. 2. La ville que je connais tient tout entière dans une main. C’est un morceau de béton gris gros comme le poing, barré de rouge sur sa face lisse. Le reste du bloc est grumeleux, du béton quoi, arraché exprès pour moi par un appelé de la Volksarmee. Il faisait son service militaire juste ce novembre-là, quand les boussoles se sont affolées, que le soleil a officiellement cessé de se lever à l’est, qu’on lui a donné une pioche au lieu d’un fusil. J’ai reçu un bout du mur de Berlin par la poste. Je me suis étonnée qu’il soit si léger. Et si je dis qu’il s’appelait Alexander, je ne mentirai pas. 3. Sur l’Alexanderplatz, la tour de la télévision, toupie géante à antenne unique, a la tête qui tourne. 4. Berlin n’existe plus. C’est un champ de ruines, une dent creuse, un bunker explosé, des femmes violées par des hommes en bottes et qui puent. Plus tard, toutes ces femmes seront rétrospectivement antinazi et célébreront le jour de leur libération par les camarades rouges. 5. Les girafes du zoo ont froid. Les petites aussi qui tapinent à côté de la gare. Berlin est une ville qui n’existe même pas à la télé. Christiane et ses copines n’avaient pas de boas roses ni de vestes à peluches. 6. Les enseignes multicolores éclairent un crépuscule de décembre sur les quais de la Spree. Les branches noires des arbres portent des étoiles bleues. Marchant lentement devant moi, un touriste en doudoune marron tient bizzarement son portable, comme s’il le promenait, comme si c’est à son precious smartphone plus qu’à lui-même qu’il voulait faire découvrir la ville. Il bavarde en même temps avec sa compagne emmitoufflée. Nous passons devant le Musée de la RDA. Sur la rive d’en face, la cathédrale ou quelque chose comme ça prend toutes ses aises. Le touriste rit en pointant son doigt vers un étage où je ne distingue rien d’autre que des fenêtres pareilles aux autres. L’immeuble est un quadrillage avec des ouvertures semblables à l’intersection de verticales et d’horizontales. En bas, des commerces aux linteaux de néon jaune. Sur le toit, une surface arrondie, vitrée et tamisée, laisse passer la lumière des spots. Le jeune étranger s’est arrêté d’un coup, je me cogne à son épaule. Ensemble, nous nous excusons en anglais. Il refait les réglages de sa caméra à 360°. Comme je le regarde faire, intriguée, il m’explique : j’enregistre pour Streetview, vous connaissez ? Je souris et poursuis mon chemin. Ils entrent dans le DDR-museum. Je me retourne. Non, l’Allemagne de l’Est n’est pas un musée. Ici-même, le Palasthotel avait des piliers d’acier et des vitres teintées. Au rez-de-chaussée, il y avait un restaurant immense et vide, dans une ambiance marron. Il n’y a pas d’autre qualificatif. Marron les éléments du décor. Marron les fenêtres vitrées. Marron le goulasch dans l’assiette. Marron la tenue des serveurs. À part eux nous étions seules, ma mère et moi, dans ce vaste espace occupé à n’en plus finir par des tables aux formes anguleuses, des chaises aux pieds métalliques, avec l’oppressante impression d’avoir débarqué sur une autre planète qui n’existe plus. 7. Je traverse la Sprée vers l’île des Musées. Une toute jeune fille pleure devant un mur en briques vernissées. Sur le fond d’un bleu profond et changeant, orné de palmettes, de fleurs de marguerites, des lions s’avancent, rampants. Leurs pattes, leur poitrail, leur crinière est en relief. Elle pleure de l’émotion des archéologues, ce qu’ils ont ressenti à Babylone devant cette découverte, ces fragments de terre cuite colorée il y a plus de deux mille ans, à leur patience de puzzle, au soleil du désert, mais pourquoi a-t-il fallu remonter le mur dans cette ville ? Elle regarde les briques aux couleurs passées, toutes craquelées, et celles qui sont lisses, trop bleues, trop nettes, trop fabriquées. Des bouts de murs brisés avec que les briques vraies, pense-t-elle, ça ferait quel effet ? Les briques refaites ne sont pas moins réelles que celles du temps jadis. 8. Babylone n’existe pas plus que Berlin. 9. La ville que je connais est fermée à l’ouest par une zone militaire constituée de barbelés, d’une série de miradors et d’un mur qu’on voit de loin, uniformément gris, comme on condamnerait une pièce aux fondements vermoulus menaçant de faire croûler tout l’édifice. 10. En été, les lycéens partent ramasser les patates aux champs, selon un plan bien établi. 11. À la rentrée, on les emmènera à Potsdam, en contournant la cellule malade (Berlin-Ouest), isolée afin de ne pas contaminer le reste de l’organisme. 12. Dans les jardins de Potsdam, des statues toutes blanches, des statues toutes nues, ou presque, cachent leurs avantages derrière des draperies raides. Un petit groupe de promeneur reste fasciné par les fesses bien exposées d’un personnage en torsion ne parvenant pas à échapper à l’emprise des bras d’un barbu noués autour de son torse. Il s’agit probablement d’Hercule et Antée. Bras levé, visage révulsé, ce dernier semble crier à l’aide, ou les prendre à témoin de sa détresse. Ils ne regardent que ses fesses, et ses cuisses musculeuses. 13. Berlin est une grande ville dont les rues sont très larges, parfaitement bien alignées, les maisons belles, et l’ensemble régulier : mais comme il n’y a pas lontemps qu’elle est rebâtie, on n’y voit rien qui retrace les temps antérieurs. Ces lignes, écrites en 1813, pourraient s’appliquer à la ville aujourd’hui. Aucun monument gothique ne subsiste au milieu des habitations modernes ; et ce pays nouvellement formé n’est gêné par l’ancien en aucun genre. Que peut-il y avoir de mieux, dira-t-on, soit pour les édifices, soit pour les institutions, que de n’être pas embarrassé par des ruines ? Les ruines, chère Madame de Staël, sur lesquelles repose aujourd’hui Berlin, sont effroyables à la pensée. On voudrait les refuser. Pouvoir les oblitérer. On n’ose moralement pas. Et comme on n’ose pas, on les entretient. On n’en sort pas. 14. Berlin est un labyrinthe de la pensée. 15. Sens unique. 16. Un quartier confus au plus haut point, entrelacs de rue que j’évitais depuis des années, s’offrit d’un coup à mon regard le jour où un être aimé y emménagea. Ce fut comme si, à sa fenêtre, on avait installé un projecteur qui, de son faisceau lumineux, découpait les environs. 17. « Cela ne peut pas continuer ainsi. La dégringolade généralisée. C’était mieux avant. C’est la crise. » La fixation impuissante sur les idéaux de sécurité et de propriété empêche d’apercevoir les stabilités extrêmement remarquables sur lesquelles se fonde la situation actuelle. La stabilisation relative de ces dernières décennies ayant été favorable au bourgeois moyen, il croit devoir considérer comme instable toute situation qui le dépossède. Mais jamais, nulle part, les situations stables n’ont eu besoin d’être des situations plaisantes, et il existait déjà au début du siècle des couches sociales pour lesquelles les situations stabilisées étaient la misère stabilisée. 18. Berlin n’est pas la ville dans laquelle Walter Benjamin évitait certains quartiers avant qu’y vive sa bien-aimée, n’est pas la ville où, enfant, il allait voir les photographies stéréoscopiques du Kaiserpanorama, n’est pas la ville qui l’a chassé en 1933. 19. Le Kaiserpanorama. Autour d’un cylindre à pans coupés, deux fois haut comme un homme, sont disposés des chaises. Il y en a vingt-cinq en tout, devant les vingt-cinq panneaux permettant chacun à un spectateur d’accoler ses yeux aux lunettes, l’une verte, l’autre rouge, permettant de voir en relief les images stéréoscopiques projetées à l’intérieur du dispositif. Les images changent toutes les semaines. De Berlin on est transporté au Caire, à Rome, ailleurs. 20. Berlin n’existe pas. 21. Trois millions six cent soixante dix mille cinq cent vingt deux habitants dans Berlin et le Land de Berlin. Pas cinquante-six ni vingt-et-un. Trois millions six cent soixante dix mille cinq cent vingt deux individuelles vies à raconter pour remplacer la démographie par la littérature. 22. Berlin n’existe pas. Parfois des villes différentes se succèdent sur le même sol et sous le même nom, naissent et meurent sans s’être connues, sans avoir jamais communiqué, sans aucun rapport entre elles. Ces trois millions et plus de vies ne se déroulent pas à Berlin, mais dans une ville qui, par hasard, porte le même nom que Berlin.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

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